Ils étaient plus de 3000 enfants illégitimes placés dans des institutions religieuses qui allaient profiter de leur travail et encaisser les subventions accordées par le gouvernement pour la garde d’enfants déclarés « déficients mentaux ». Beaucoup subiront des sévices sexuels et se retrouveront, adultes, sans scolarité, dans une société inhospitalière et insensible. Ils choisiront leur désignation : « Les orphelins de Duplessis ». Il y a 20 ans, le gouvernement Landry leur accordait réparation.

Il y a 30 ans, au printemps 1991, paraissait sous la plume de Pauline Gill Les enfants de Duplessis, qui relatait l’histoire d’Alice Quinton. En 1945, à 7 ans, elle quittait un orphelinat de Laval-des-Rapides pour l’hôpital Saint-Julien, à Saint-Ferdinand-d’Halifax, dans les Bois-Francs. Sans problème lourd de comportement, elle se retrouve dans une salle entourée d’une quinzaine d’enfants atteints de déficience intellectuelle. Comme d’autres fillettes de son orphelinat, sa vie vient de basculer avec l’ajout de l’étiquette « non éducable » à son dossier médical.

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L’un des trois dortoirs de l’orphelinat le Patronage Saint-Charles, à Trois-Rivières, en octobre 1959

Pauline Gill se rappelle le contexte de son récit, un quasi-reportage journalistique. Ancienne professeure d’histoire au cégep Marie-Victorin, elle se souvient du récit d’une de ses élèves : « Elle me raconte l’histoire d’une voisine, cela m’a amenée à faire une enquête pour me rendre compte que les femmes qui avaient subi ces sévices étaient beaucoup plus nombreuses que je pensais », se souvient Mme Gill, en entrevue la semaine dernière. « Les crèches débordaient. Le gouvernement Duplessis avait établi par règlement qu’on les sortait de la crèche à 7 ans. Mais où les mettre, alors ? » Beaucoup d’enfants ont été placés dans des établissements psychiatriques « essentiellement pour deux raisons : les communautés recevaient de l’argent par tête pour ces enfants, et ils pourraient être mis au service des personnes malades qui vivaient dans ces institutions », explique l’auteure.

Certains ont reçu des traitements très durs allant jusqu’aux électrochocs. Durant leurs années de revendications, les survivants des Orphelins ont même manifesté en camisole de force pour évoquer les sévices infligés aux enfants.

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Des orphelins de la crèche d’Youville à Saint-Laurent, en septembre 1972

La jeune Alice Quinton a déjà été attachée à son lit pour s’être moquée d’une religieuse. La semaine dernière, elle se rappelait ces jours sombres.

J’en ai connu qui ont eu une camisole de force, une autre des électrochocs. Une autre était laissée assise sur une chaise d’aisance à longueur de journée. Et on ne parle pas des claques par la tête…

Alice Quinton, orpheline de Duplessis

« Ils nous ont instruits jusqu’en troisième année parce qu’ils voulaient qu’on ne puisse démontrer qu’on était capables d’apprendre. Ils nous faisaient travailler du matin au soir, beaucoup d’entre nous auraient aimé avoir une meilleure carrière », dit Mme Quinton à regret.

Le livre de Pauline Gill a « remis à jour ce drame qu’on avait tenté d’étouffer depuis 30 ans », a soutenu à l’époque Bruno Roy, président de l’Union des écrivains, lui-même passé par un système qui broyait les personnalités de ces enfants « nés dans le péché ». À 7 ans, en 1950, M. Roy était pensionnaire du Mont-Providence, devenu d’un trait de plume l’hôpital Rivière-des-Prairies. Ses 370 jeunes résidants étaient subitement considérés comme atteints de déficience intellectuelle, affectés à des tâches pénibles.

Au Québec, des garçonnets seront cédés à des agriculteurs et auront un traitement proche de l’esclavage dans des conditions pitoyables. Des fillettes, notamment à Saint-Ferdinand-d’Halifax, seront affectées à la confection de gants, de bérets ou de chapelets, sans aucune rémunération, a rappelé dans son autobiographie, Mémoire d’asile, M. Roy, mort en 2010. Véritable orphelin, Bruno Roy a été plus chanceux ; une religieuse l’a pris sous son aile et lui a donné accès à une éducation normale. Mais devenus adultes, sans confiance en eux, nombre d’orphelins se trouveront toute leur vie dans des emplois de misère.

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Bruno Roy, écrivain et orphelin de Duplessis

Le débat est vite devenu acrimonieux. Deux économistes de l’UQAM, Léo-Paul Lauzon et Martin Poirier, ont estimé à 70 millions le gain réalisé par les communautés religieuses.

Le gouvernement Duplessis incitait à l’internement des orphelins en établissement psychiatrique parce qu’ils permettaient de toucher une subvention fédérale plus élevée, ont expliqué les chercheurs. En 1956, par exemple, un orphelinat à Chicoutimi recevait 70 cents par jour par enfant, alors que Saint-Jean-de-Dieu, à Montréal, recevait chaque jour 2,25 $ par enfant.

La réplique des congrégations a été vive : durant toute cette période, les institutions avaient été confrontées à d’importantes difficultés financières. Marie-Paule Levaque, ex-trésorière des Sœurs de la Providence, a souligné que les sommes allouées par les gouvernements et municipalités qui devaient couvrir « théoriquement les deux tiers des frais d’entretien des indigents se sont avérées dans les faits systématiquement inférieures aux coûts ». En 1956, sur les 90 orphelinats ou crèches qui prenaient soin de plus de 20 000 enfants, 80 étaient administrés par des congrégations religieuses. « On insinue aujourd’hui que c’était pour faire de l’argent », s’est indignée Mme Levaque en 1999.

Règlement il y a 20 ans

En 1999, le premier ministre Lucien Bouchard a prononcé des excuses publiques pour les sévices subis par ces personnes qui avaient désormais dépassé la cinquantaine. En 2001, il y aura 20 ans en juin, le gouvernement de Bernard Landry a accordé une indemnité de 10 000 $ par personne, plus 1000 $ par année d’internement dans un établissement psychiatrique. Environ 1100 orphelins ont obtenu un dédommagement moyen de 25 000 $, en échange de l’engagement à abandonner tout recours judiciaire dans l’avenir.

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Des orphelins de Duplessis manifestent devant les bureaux du premier ministre Bernard Landry pour réclamer une enquête publique, à Montréal, le 17 octobre 2002.

Les orphelins survivants se sont contentés un peu à contrecœur de ce règlement. « La majorité était tellement pauvre qu’ils se sont trouvés plutôt satisfaits », observe Mme Gill. En 2018, les orphelins ont intenté une action collective visant le gouvernement du Québec et huit communautés religieuses. Ils réclamaient 875 000 $ chacun. Ils ont été déboutés. Le juge André Prévost a rappelé qu’une majorité des requérants avaient accepté d’abandonner toute poursuite lors du règlement de 2001.

Tant pour Mme Gill que pour Mme Quinton, la volonté du premier ministre Bouchard d’exonérer les communautés religieuses de toute responsabilité a biaisé le règlement. En 2001, au lendemain du règlement, évoquant la proximité du premier ministre Bouchard et du cardinal Turcotte, Bruno Roy a dit « constater les signes bien visibles du lien très ténu qui existe encore au Québec entre l’Église et l’État ». L’Église était restée muette lors du règlement. « Peut-on parler de réconciliation nationale si l’une des parties continue de se taire ? », a soutenu M. Roy. En 2007, le cardinal Marc Ouellet a publié une lettre ouverte : « Des erreurs ont été commises qui ont terni l’image de l’Église et pour lesquelles il faut humblement demander pardon. »

Au cabinet de Lucien Bouchard, Pierre-Luc Desgagné avait été chargé du dossier des orphelins. Aujourd’hui délégué du Québec à Bruxelles, il se rappelle bien l’attention qu’avait portée le premier ministre à la formulation de ce message. « On a passé beaucoup de temps sur cette allocution, M. Bouchard voulait être certain d’avoir les bons mots et d’adopter le ton juste », se souvient M. Desgagné. « Sans pour autant vouloir jeter le blâme ou imputer une responsabilité légale à quiconque, le gouvernement reconnaît que la société québécoise dans son ensemble a un devoir moral à l’endroit de ses membres », a lu Lucien Bouchard, de son siège à l’Assemblée nationale. « Le passé ne pourra jamais être refait […] Si cette époque a connu son lot de misère et d’erreurs, elle se caractérise aussi par de nombreux exemples de grand dévouement. Il nous faut mentionner ici les milliers de religieuses et de religieux. »

Chronologie

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Service du repas au réfectoire de l’orphelinat le Patronage Saint-Charles, à Trois-Rivières, en octobre 1959

Octobre 1998

Un orphelin de Duplessis réclame pour la première fois une indemnisation pour ses années d’internement.

Printemps 1991

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Pauline Gill, en décembre 2001

Pauline Gill publie Les enfants de Duplessis, chez Libre Expression.

Mai 1992

Un groupe de personnes inscrit une action collective de 400 millions, qui sera rejetée, pour avoir été faussement étiquetées comme « débiles mentaux » dans les années 1940 et 1950.

Février 1995

Ministre de la Justice sous Jacques Parizeau, Paul Bégin annonce qu’aucune accusation criminelle ne sera portée dans le dossier.

Janvier 1997

Le protecteur du citoyen Daniel Jacoby propose officiellement que Québec présente des excuses et verse aux orphelins 1000 $ par année d’internement et une somme forfaitaire de 10 000 $ à 20 000 $ à ceux qui ont subi des sévices sexuels ou physiques.

Mars 1999

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Le premier ministre Lucien Bouchard, en juillet 1999

Le premier ministre Lucien Bouchard offre des excuses officielles et propose un fonds d’aide de 3 millions, une offre jugée « insultante » par le responsable du comité, l’écrivain Bruno Roy.

Novembre 1999

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Jacques Hébert et Denis Lazure, lors de l’annonce de la formation d’un comité de soutien aux orphelins de Duplessis, le 1er novembre 1999

Formé d’ex-politiciens et d’intellectuels, un comité de soutien aux orphelins est formé. On y trouve le sénateur Jacques Hébert et l’ex-ministre péquiste Denis Lazure, psychiatre.

Juin 2001

Le premier ministre Bernard Landry propose un règlement global qui assure en moyenne 25 000 $ à chaque orphelin. On estime leur nombre à 1100.

Mars 2018

Insatisfaits de l’entente de 2001, des orphelins de Duplessis retournent devant les tribunaux et déposent une action collective contre sept congrégations religieuses et le gouvernement du Québec. On estime qu’il reste environ 300 orphelins.

Mai 2020

L’action est rejetée par la Cour supérieure du Québec. Le juge André Prévost estime que le gouvernement du Québec aura versé des dizaines de millions aux orphelins et que ceux-ci avaient accepté de signer une quittance lors du règlement de 2001.