(Québec) Les conclusions de la commission Laurent attisent la discorde entre le gouvernement Legault et les nations autochtones, qui veulent s’affranchir de la direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Les Premières Nations estiment que le rapport vient appuyer leurs revendications tandis qu’Ottawa y voit une raison de plus pour que Québec leur laisse « choisir la formule qui leur convient » pour atteindre leur pleine autonomie.

« Les Premières Nations ont besoin d’être assises dans le siège du conducteur. Elles ont besoin d’être autonomes pour faire leurs propres choix », a lancé lundi André Lebon, vice-président de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent.

Le rapport déposé le 3 mai préconise une approche « par le moyen, le choix qu’elles trouveront le mieux indiqué » vers leur propre gouvernance en matière de défense et protection des enfants autochtones, qui sont surreprésentés dans les services actuels.

Et essentiellement, les communautés autochtones ont deux options : soit la conclusion d’une entente en vertu de l’article 37.5 de la Loi sur la protection de la jeunesse, soit un accord avec Ottawa en vertu de la loi C-92 qui vient leur donner la pleine autonomie en services à l’enfance.

Et la commission Laurent ouvre la porte à cette deuxième voie.

Seule ombre au tableau, le gouvernement Legault s’est adressé à la Cour d’appel pour contester la loi fédérale, qui empiète, selon lui, sur son champ de compétence.

« Le 37.5, c’est limité. C’est une délégation de pouvoir. La loi C-92 va beaucoup plus loin », indique le chef de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL), Ghislain Picard. « C’est certain que le [rapport Laurent] nous encourage à continuer nos démarches sur le plan politique », a-t-il ajouté.

L’APNQL réclame que Québec abandonne ses démarches juridiques de contestation de la loi fédérale, qui est en vigueur depuis janvier 2020. « Le gouvernement [Legault] parle de nous donner plus d’autonomie ; nous, on parle de la pleine autonomie. Il y a un monde de différences. Pourquoi on se limiterait quand C-92 ouvre grand la porte ? »

Le chef Picard estime que Québec « reste retranché sur sa position » à propos de C-92. « Nos intentions sont claires et si ça demande un processus bilatéral avec le fédéral, soit. Ça sera ça. Impossible pour moi d’accepter que le Québec accepte d’entrer dans le jeu en émettant des conditions fondées sur le renvoi qu’il a lui-même initié. »

« Je trouve ça tout à fait inacceptable », lance-t-il.

La solution gagnante varie

Le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, a expliqué mercredi que « le fédéral a décidé de façon unilatérale d’imposer une façon de faire au Canada, bien que [les services à l’enfance] soient de juridiction provinciale ». Il a assuré qu’il « n’était pas contre l’idée », mais qu’il ne pouvait « approuver » leur façon de faire.

« Bien entendu, il y a des communautés qui nous ont dit qu’elles voulaient se prévaloir de C-92 pour une autonomie totale. Bien qu’il y ait un renvoi, ça ne nous empêche pas de travailler avec [elles] », a-t-il assuré lors de l’étude des crédits.

« On doit le bonifier [le 37.5], on est conscients, on a lu le rapport Laurent », a soutenu M. Lafrenière. Il affirme par ailleurs qu’il y a aussi des communautés qui ne veulent pas aller aussi loin que C-92. Il répondait alors aux questions du député libéral Gregory Kelley. Le Parti libéral du Québec plaide pour un règlement à l’amiable.

« Je comprends qu’il y a une question de compétence, mais ça n’exclut pas la possibilité de trouver une solution gagnante pour tout le monde », a-t-il dit à La Presse.

Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, s’est dit mardi « tout à fait en faveur » d’offrir aux Premières Nations qui le réclament plus d’autonomie en matière de protection de la jeunesse. « Nous allons continuer de travailler avec eux dans ce sens-là », a-t-il dit en conférence de presse.

Pour l’heure, seule la Nation atikamekw est arrivée à la conclusion d’une entente en vertu de l’article 37.5 et c’était sous le gouvernement de Philippe Couillard, en 2018.

En 2020, quatre ententes de prises en charge graduelle (article 37.7) ont été conclues avec Québec et des communautés anishinabeg de l’Abitibi-Témiscamingue.

Québec dit être en discussions avec cinq autres communautés autochtones pour la conclusion de ce type d’entente.

La Société Makivik qui regroupe 15 communautés inuites et les Atikamekw d’Opiticiwan ont quant à eux signifié au gouvernement fédéral leur intention de conclure un « accord de coordination » avec Ottawa en vertu de C-92.

La communauté innue de Uashat mak Mani-Utenam, sur la Côte-Nord, affirme publiquement vouloir aussi en arriver là. Les Innus planchent sur l’élaboration de leur première loi visant la protection des enfants.

Le chef Ghislain Picard précise que la « grande majorité des communautés adhèrent au principe de la loi C-92 ».

Les communautés « en payent le prix »

« Ce n’est pas à moi de leur dire quoi que ce soit, mais j’aimerais bien qu’ils abandonnent [leur contestation judiciaire] », laisse tomber en entrevue le ministre fédéral des Services aux Autochtones, Marc Miller. Il dit ne pas « contester la bonne foi de Québec », qui tient à réformer le modèle de la DPJ.

Ça ferait bien l’affaire des peuples autochtones qui continueront d’être lésés par cette contestation, et peu importe qui gagne [...] parce qu’il y a des délais… Un délai d’un an ou deux pour un enfant, c’est grave.

Marc Miller, ministre fédéral des Services aux Autochtones

Le renvoi doit être entendu par la Cour d’appel à la mi-septembre 2021.

Le ministre Miller rappelle que chaque fois qu’il y a des « chicanes entre le fédéral et le provincial sur des enjeux de nature autochtone, ce sont les peuples autochtones qui sont les premiers à payer le prix ».

« Ce n’est pas une pièce de législation fédérale uniquement. C’est un travail de groupe, souligne M. Miller. [Champ de compétence] oblige, ça prend la volonté des provinces […]. C’est aux Premières Nations de choisir la formule qui leur convient le mieux. » C’est aussi ce que recommande la commission Laurent.

L’ex-ministre libéral des Affaires autochtones Geoffrey Kelley abonde dans le même sens. « Il faut trouver une façon de faire pour éviter les contestations judiciaires parce que ça peut prendre des années et on le sait bien, il y a des enfants en difficulté », résume celui qui a été le ministre responsable pendant huit ans.

« Il faut trouver une solution politique plutôt que d’aller devant les tribunaux qui vont peut-être rendre une décision que personne ne va aimer », ajoute-t-il.

Le chef Ghislain Picard affirme qu’il abordera l’enjeu de C-92 à la table politique créée avec le gouvernement Legault dans le but de rebâtir des ponts avec les Premières Nations. « Ils ont dit qu’aucun sujet ne sera tabou », a-t-il rappelé.

La Loi C-92

La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (C-92) permet notamment la conclusion d’un « accord de coordination » tripartite entre Ottawa, Québec et une Première Nation dans les 12 mois suivant la demande d’une communauté. Si les parties n’arrivent pas à s’entendre dans les délais prévus, mais que « des efforts considérables » ont été faits, la loi de la « collectivité autochtone » aura préséance sur les lois fédérales et provinciales. Ottawa a injecté 542 millions sur cinq ans pour appuyer l’entrée en vigueur de C-92. De ce montant, 73 millions servent aux négociations d’accords de coordination.

Un chapitre de la commission Laurent

Dans son rapport final, la commission Laurent a consacré un chapitre complet à la question des enfants autochtones, surreprésentés dans les services à l’enfance et de protection de la jeunesse. Le chapitre s’intitule « Passer à l’action pour les enfants autochtones ». C’est que les commissaires n’y sont pas allés de recommandations nouvelles, mais réclament plutôt la mise en œuvre des rapports précédents qui ont traité de la question, comme la commission Viens. « Les gens nous ont dit : “On ne veut pas de grande consultation, on veut de l’action” », a résumé André Lebon. La Commission propose de créer un poste de commissaire pour favoriser le bien-être et le droit des enfants avec un commissaire adjoint qui se consacrera aux enfants autochtones.