Doigts insérés de force dans la bouche, rythme de travail infernal, salaire amputé, dettes qui enchaînent les travailleurs à leur emploi : un ouvrier a raconté à La Presse son pénible séjour dans une usine malaisienne d’un fournisseur de gants jetables ayant reçu d’importants contrats de Québec et d’Ottawa.

Un séjour au goût amer

Devraj Budhathoki dit se souvenir avec dégoût des doigts. Les doigts que les superviseurs lui introduisaient de force dans la bouche à l’usine de Supermax, fabricant de gants jetables dont la filiale canadienne a reçu pour plus d’un demi-milliard de dollars de contrats de Québec et d’Ottawa depuis le début de la pandémie.

À l’usine située en Malaisie, les travailleurs comme lui s’éreintaient 12 heures par jour, sept jours sur sept, avec une seule journée de congé par mois, dit-il. Beaucoup de travailleurs aimaient mâcher du gutka, populaire préparation de tabac à chiquer, qui leur servait de petit remontant pendant leurs longues journées sur la chaîne de production. La pratique, salissante, était interdite à l’usine. Les superviseurs plongeaient leurs doigts nus dans la bouche des employés pour vérifier s’ils ne cachaient pas une chique quelque part, affirme l’ancien travailleur.

« Ceux qui se faisaient prendre avec du gutka avaient une pénalité, une amende », raconte-t-il.

Huit ans loin de chez lui

Devraj Budhathoki, qui vient tout juste de rentrer chez lui au Népal après huit ans de travail en Malaisie, a accepté de raconter son expérience dans une entrevue téléphonique avec La Presse, avec l’assistance d’un interprète local.

PHOTO FOURNIE PAR DEVRAJ BUDHATHOKI

Devraj Budhathoki, ancien travailleur de Maxter Glove, une division de Supermax, en Malaisie

Supermax, deuxième fabricant mondial de gants jetables, est sur la sellette depuis que les autorités frontalières américaines ont interdit l’entrée de ses produits aux États-Unis, le 21 octobre, en raison de soupçons sur le recours au « travail forcé » dans ses usines en Malaisie.

La Presse a révélé la semaine dernière que Québec et Ottawa avaient accordé pour plus d’un demi-milliard de dollars de contrats à la filiale canadienne de l’entreprise malaisienne depuis le début de la pandémie. Le Canada a ensuite annoncé qu’il suspendait temporairement les livraisons de produits déjà commandés par le gouvernement fédéral aux usines malaisiennes du groupe, le temps de s’assurer qu’ils n’étaient pas le fruit du « travail forcé ». Leur entrée au pays n’est toutefois pas bloquée et les clients qui en ont commandé peuvent continuer à les recevoir.

La Malaisie est le plus important producteur de gants jetable au monde, et plusieurs rapports ont dénoncé les conditions de vie des travailleurs migrants qui font rouler ses usines. La plus grosse entreprise du secteur, Top Glove, avait elle-même été visée par un ordre de blocage à la frontière américaine pour les mêmes raisons, l’hiver dernier.

Une dette difficile à surmonter

Comme tant de ses compatriotes népalais, Devraj Budhathoki avait du mal à trouver un emploi payant dans son pays, il y a huit ans. Ses parents avaient été malades, il s’était endetté pour s’occuper d’eux, et voilà que sa nouvelle épouse était enceinte de leur premier enfant. Il s’est donc porté volontaire pour partir travailler dans une usine de gants en Malaisie. Quitte à manquer l’accouchement de sa femme.

Pour pouvoir partir, M. Budhathoki a dû payer des frais de recrutement élevés, financés par un prêt à 24 % de taux d’intérêt. Il a dû aussi acquitter de sa poche des frais médicaux et d’autres dépenses. On lui a trouvé un emploi à l’usine Maxter, une division de Supermax, non loin de Kuala Lumpur, se souvient-il.

Il raconte que tous les employés ont immédiatement été emmenés dans un salon pour se faire raser les cheveux. Au moment de l’accueil, un travailleur népalais a demandé si les employés pourraient avoir la permission de cuisiner eux-mêmes leurs repas dans leurs baraquements. Un superviseur s’est alors mis en colère, dit-il. « Il a lancé sur lui sa radio devant tout le monde », raconte l’ex-employé.

« Dès le premier jour, je me suis senti triste, dit-il. Pourquoi étais-je venu dans ce genre d’entreprise ? »

Il affirme avoir commencé à travailler dès son deuxième jour sur place. Il emballait des commandes de gants à un rythme effréné. S’il n’atteignait pas ses cibles, des déductions étaient soustraites de son salaire.

Paye amputée

Tout était prétexte à amputer la paye des travailleurs, qui peinaient déjà à se libérer de leurs dettes, selon lui. « Pour cent personnes, il y avait deux laissez-passer pour aller aux toilettes. Et si quelqu’un y allait sans laissez-passer, il avait une amende », raconte-t-il.

Des amendes étaient imposées à ceux qui ne se coupaient pas les cheveux, à ceux qui chiquaient du tabac, à ceux qui prenaient trop de congés.

Devraj Budhathoki s’était d’abord engagé pour un contrat de trois ans. Officiellement, il avait le droit de rentrer chez lui quand il voulait. Mais il aurait alors dû payer les coûts de son retour, alors qu’il était déjà lourdement endetté, explique-t-il.

Financièrement, il n’avait pas les moyens de rentrer chez lui. Et il devait toujours rembourser ses dettes dans son pays, en plus d’envoyer à sa famille de quoi survivre. Il a fini par passer huit ans sur place.

Dans ses rares temps libres, il raconte qu’il appelait à la maison en vidéoconférence pour voir son enfant, qu’il n’avait jamais pu serrer dans ses bras, et sa femme. « Ils me manquaient beaucoup, mais j’avais mes dettes à rembourser », dit-il.

Avec la pandémie, des restrictions supplémentaires ont été imposées aux mouvements des travailleurs en dehors des heures de travail, déplore-t-il.

« Je ne recommanderais à personne d’aller travailler là. Ce n’est pas une bonne entreprise. Quand je suis parti, c’était comme si je sortais de prison », dit-il.

La direction canadienne ébranlée

La division canadienne de Supermax, Supermax Healthcare Canada, exploite un centre de distribution à Longueuil. Elle est détenue à 67 % par la société mère en Malaisie, et à 33 % par son vice-président exécutif, Sylvain Bergeron, un résidant de Lac-Brome, au Québec.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Centre de distribution de Supermax, à Longueuil

La direction canadienne s’est dite ébranlée mardi soir. « Services de Santé Supermax Canada est ébranlée par les révélations de La Presse. Notre entreprise se préoccupe du respect des droits des travailleurs dans toute sa chaîne d’approvisionnement. Régulièrement, nous demandons des comptes à notre fournisseur et partenaire en Malaisie, Supermax Corp., qui est responsable de la gestion des manufactures de gants jetables », a-t-elle affirmé dans une déclaration écrite.

Elle affirme qu’aucun des rapports d’audit fournis aux gestionnaires canadiens ces dernières années, dont le plus récent en décembre 2019, ne faisait état d’un tel traitement vers les employés.

La situation rapportée par La Presse est inacceptable et nous condamnons sans équivoque ce type de pratique envers les travailleurs.

Extrait de la déclaration de la direction canadienne de Supermax

La division canadienne dit attendre impatiemment les résultats des audits en cours. S’ils confirment ce genre de pratiques, elle se dit prête à changer de fournisseur « et ce, sans égard au fait que Supermax Corp. détienne une participation financière dans [l’]entreprise ».

« En cohérence avec nos valeurs, nous avons investi pendant la pandémie pour maximiser la production d’équipements de protection individuelle, tels que des masques chirurgicaux, ici, au Québec. Les récentes révélations visant de multiples fabricants de gants installés en Asie nous encouragent à poursuivre dans cette direction », affirme la division canadienne.

La maison-mère en Malaisie, elle, a déjà déclaré dans un communiqué que des ajustements sont en cours depuis 2019 pour se conformer aux standards de l’Organisation internationale du travail et que ceux-ci seraient accélérés.

Dans le cas de Top Glove, le concurrent de Supermax qui avait été déclaré persona non grata aux États-Unis l’hiver dernier, l’avis de saisie aux frontières a été levé en septembre dernier par les autorités américaines. L’agence fédérale de surveillance des frontières s’est dite satisfaite des actions prises par l’entreprise pour améliorer le sort de ses travailleurs en Malaisie, notamment le paiement de 30 millions de dollars américains en compensations aux ouvriers. Supermax, de son côté, n’a pas indiqué si elle versera de nouvelles sommes dans un effort semblable pour redorer son blason.

Interception au Québec de vêtements arrivés de Chine

Dans un premier effort pour contrer le recours au travail forcé, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) confirme avoir intercepté un chargement de vêtements chinois arrivés au Québec.

L’ASFC affirme que les marchandises, des vêtements pour femmes et enfants, sont considérées comme « fabriquées ou produites, en tout ou en partie, par du travail forcé ». En conséquence, elles ne peuvent pas être dédouanées au Canada, mais peuvent être exportées ou abandonnées à l’État par leur propriétaire.

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’organisme fédéral refuse de donner la date de l’interception, mais le quotidien The Globe and Mail, qui a révélé la nouvelle mardi, affirme avoir vérifié en mars dernier si des interceptions avaient déjà eu lieu, et s’être fait répondre négativement par les autorités. L’interception aurait donc eu lieu entre mars et aujourd’hui.

Les autorités frontalières américaines publient régulièrement une liste de fournisseurs et de produits qui sont interdits d’entrée aux États-Unis pour cause de soupçons de recours au travail forcé.

Mais comme c’est souvent le cas dans ce genre de dossier, les lois canadiennes sont faites différemment et empêchent la divulgation au public de toute information sur le fabricant chinois mis en cause présentement.

« L’Agence est liée par ces paramètres et ne divulguera pas de renseignements supplémentaires qui pourraient permettre d’identifier directement ou indirectement une personne ou une entité », affirme l’ASFC.

Forme moderne d’esclavage

Plusieurs ONG et gouvernements dans le monde accusent la Chine d’utiliser le travail forcé de membres de la minorité ouïghoure dans des usines.

Le travail forcé, considéré par l’Organisation internationale du travail comme une forme moderne d’esclavage, implique des contraintes comme la restriction de la liberté de mouvement des travailleurs, la confiscation des salaires ou des documents d’identité, les violences physiques ou sexuelles, les menaces et l’intimidation, entre autres.

Le Canada s’est doté d’une politique prohibant l’importation de marchandises produites par le travail forcé, et cette politique a même été incorporée dans la Loi de mise en œuvre de l’Accord Canada – États-Unis – Mexique, le nouvel accord de libre-échange négocié par les trois pays. Cette loi a reçu la sanction royale le 12 mars 2020.

En chiffres

150 milliards de dollars américains 

Profits illicites générés chaque année dans le monde par le travail forcé

25 millions 

Nombre de personnes victimes de travail forcé chaque jour dans le monde en 2016

50 %

Proportion des victimes de travail forcé dans le secteur privé qui ont été victimes d’un stratagème de « servitude pour dette » afin de les contraindre à travailler

Source : Organisation internationale du travail