Des habitants de Kahnawake demandent que la tombe d’un jésuite enterré dans la réserve située tout près de Montréal soit déplacée, pour cause d’agressions sexuelles. Ils reprochent au Conseil de bande de ne pas les soutenir.

« C’est arrivé plusieurs fois… »

Les yeux rougis par l’émotion, Patricia Stacey raconte son histoire. Les attouchements, le secret. Sa tentative de suicide. À 66 ans, la blessure est encore vive, la cicatrice est loin d’être refermée.

Elle avait 10 ans, dit-elle, lorsque le père Léon Lajoie, jésuite affecté à Kahnawake, l’a agressée la première fois.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE PATRICIA STACEY

Patricia Stacey

Il me disait que j’étais sa petite fille. Que je lui appartenais. Que si je le racontais à mes parents, ils ne m’aimeraient plus. Il me disait qu’il était le seul à m’aimer.

Patricia Stacey

Patricia raconte qu’à son réveil, après une opération, c’est lui qui était à son chevet dans la chambre d’hôpital. « Il avait une main ici et l’autre là », dit-elle en montrant ses parties intimes. « J’ai hurlé, il est parti. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La tombe du père Léon Lajoie, à Kahnawake

« Je voulais que les gens entendent »

Comme c’est souvent le cas avec ce genre d’histoire, Patricia s’est tue pendant des années. Mais la découverte des tombes anonymes d’enfants autochtones dans l’Ouest canadien a eu sur elle un effet cathartique. Elle a senti qu’il était temps de se libérer de ce poids.

« J’en tremblais, mais je voulais que les gens entendent ça »

Depuis le début de l’été, Patricia se plante chaque dimanche matin devant l’église de la Mission Saint-François-Xavier de Kahnawake, entourée d’un groupe de femmes du milieu traditionaliste mohawk.

Leur présence ne vise pas seulement à sensibiliser les habitants de « K-Town » aux agressions du père Lajoie. Elles réclament purement et simplement son exhumation et le déplacement de ses restes en dehors de Kahnawake.

Il faut savoir que le jésuite est enterré juste à côté de l’église, sur le terrain de la Mission. En principe, une personne non autochtone n’a pas le droit d’avoir de sépulture dans une réserve autochtone. Mais cette exception s’explique par les liens d’affection qui unissaient le père Lajoie et la réserve mohawk, où il a officié pendant plus de 30 ans.

Ses fidèles l’aimaient tellement qu’à sa mort, en 1999, ils ont demandé au Conseil de bande que le cercueil du jésuite demeure dans la réserve, au lieu d’être envoyé au cimetière jésuite de Saint-Jérôme, où il devait normalement reposer.

Selon ce que nous explique Melissa Montour-Lazare, porte-parole du groupe exigeant le déménagement de la dépouille, ce précédent avait fait des mécontents à l’époque. Malgré les protestations, le père Lajoie avait été inhumé à quelques mètres de l’église de Kahnawake, où se trouvent, soit dit en passant, les ossements de la sainte mohawk Kateri Tekakwitha.

PHOTO TIRÉE D’UN NUMÉRO SPÉCIAL DU MAGAZINE KATERI

Le pape Jean-Paul II salue le père Léon Lajoie lors de la béatification de Kateri Tekakwitha, en 1980.

La réserve ébranlée et divisée

Vingt ans plus tard, les manifestations reprennent à la faveur du mouvement Every Child Matters et du processus de vérité et de réconciliation. Les langues se délient, les traumatismes refont surface.

Un autre habitant de Kahnawake, Michael Diabo, a ouvertement témoigné des agressions du père Lajoie, dans une vidéo remplie d’émotions diffusée sur Facebook. « Je me suis sauvé de ce cauchemar toute ma vie », dit-il, fondant en larmes. Certains auraient raconté leur histoire en privé, lors d’ateliers pour les victimes d’agressions sexuelles. « Son nom [celui du père Lajoie] est ressorti », tranche tout simplement Chantal Loiselle-Stacey, qui fait partie du groupe de protestation.

Une pétition circule par ailleurs pour que le corps soit déplacé. Elle aurait recueilli quelque 200 noms.

Selon Melissa Montour-Lazare, les soutiens seraient en réalité plus nombreux, « mais beaucoup n’osent pas le dire publiquement, par peur de perdre leur emploi ».

Il faut dire que cette histoire ébranle la réserve et divise la communauté. Les plus traditionalistes y voient une occasion de guérir les plaies et de régler leurs comptes avec l’Église. Les catholiques veulent protéger la mémoire de ce prêtre qui a été apprécié, qui se faisait appeler « Capitaine ».

« Je ne crois tout simplement pas ces histoires. Si c’était vrai, ça se serait su », riposte fermement Christine Zachary-Deom, élégante sexagénaire abordée dimanche juste après la messe, qui a très bien connu le père Lajoie.

« D’ailleurs, pourquoi les victimes n’ont-elles pas parlé plus tôt ? demande-t-elle. Les gens que je connais n’ont pas eu cette expérience avec lui. C’était un homme fantastique. »

« Tout cela est politique »

Plus qu’échaudée par les histoires sordides qui ne cessent d’émerger (voir le rapport accablant dévoilé mardi en France), l’Église dit prendre l’affaire très au sérieux. Fin août, des représentants de l’ordre des Jésuites, dont Bill Blakeney, délégué de l’ordre pour les accusations d’inconduite, sont venus dans la réserve, où ils ont rencontré le Conseil de bande, le comité de l’église Saint-François-Xavier et le groupe qui exige le déplacement de la tombe du père Lajoie.

Les jésuites se seraient montrés ouverts à changer la dépouille d’endroit, mais auraient laissé la décision finale entre les mains du Conseil de bande de Kahnawake.

Le Conseil de bande a annoncé dans la foulée qu’il mènerait un « processus de prise de décision » par l’entremise d’une consultation générale. Mais pour Melissa Montour-Lazare, tout cela n’est que du charabia bureaucratique destiné à gagner du temps. Selon elle, le Conseil de bande ne soutient pas spécialement la demande d’exhumation, pour la seule raison que plusieurs de ses membres sont d’allégeance catholique.

« Tout cela est politique », dit-elle.

Le Conseil n’avait pas rappelé La Presse au moment d’écrire ces lignes.

Dans une déclaration officielle diffusée mardi, les jésuites affirment de leur côté avoir effectué une « recherche approfondie » concernant le père Léon Lajoie, sans avoir trouvé de « correspondance contenant des plaintes de non-respect des limites professionnelles ou d’abus ». L’ordre religieux se dit toutefois ouvert à « travailler avec la communauté pour déterminer les faits ».

Le dossier est toujours au neutre. Mais à Kahnawake, certaines n’attendent que le feu vert pour sortir leurs pioches et leurs pelles.

C’est le cas de Kahnekaken:re, longue tresse, tatouages et robe traditionnelle mohawk, avec qui nous avons discuté dimanche devant l’église de Kahnawake. Pour cette militante, l’histoire ne sera pas terminée tant que le père Lajoie n’ira pas reposer ailleurs.

« On va rester ici tant que son corps n’est pas déménagé, promet-elle. On aimerait que ça se passe avant que le sol soit gelé. Mais on espère que ça ne va pas durer aussi longtemps… »

Le père Léon Lajoie

Léon Lajoie naît en 1921. Il est ordonné prêtre en 1954 par le cardinal Paul-Émile Léger. De 1954 à 1961, il travaille pour l’œuvre « Le Bon Dieu en taxi ». Il commence sa carrière à Kahnawake en 1961, d’abord comme vicaire, puis comme curé de la paroisse. Il y demeure jusqu’en 1996, quand la maladie l’oblige à prendre sa retraite. Il meurt en 1999, à l’âge de 77 ans.

Source : avis de décès du père Léon Lajoie