Des animaux qui manquent de foin, des fruits qui cuisent sur leurs branches et des raisins qui donneront des vins à l’odeur de fumée. La météo extrême porte un dur coup à l’agriculture, si importante dans la vallée de l'Okanagan.

(Kelowna) « Si c’est la nouvelle réalité, on va avoir de gros problèmes »

Des fruits brûlés par le soleil, parfois même carrément cuits sur le plant. Des mois de précipitations largement inférieures à la normale. Et la fumée des incendies de forêt. Les producteurs fruitiers de la vallée de l’Okanagan vivent une nouvelle saison difficile. La troisième de suite.

Le temps sec, Isaac Potash connaît, mais la chaleur qui a sévi à la fin de juin était inédite.

« Il a fait 47 °C pendant cinq jours, ça a brûlé chaque pomme sur la face sud des arbres », explique l’homme de 40 ans, pomiculteur de père en fils et propriétaire d’un verger et d’une cidrerie biologiques sur les rives du lac Okanagan, au nord de Kelowna.

« Personne n’a jamais vu ça, même pas mon père », lance-t-il.

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Isaac Potash, propriétaire d'un verger et d'une cidrerie biologiques à Kelowna

Dans le climat semi-aride qu’est celui de la vallée de l’Okanagan, l’irrigation est à la base de toute production agricole, mais la chaleur, elle, est pratiquement impossible à gérer.

« On peut gérer le temps sec, mais ça, c’est différent, ça a cuit les fruits ! s’exclame-t-il. Il n’y a rien à faire pour stopper 47 °C ! »

Ce coup de chaleur lui fera perdre 30 % de sa production, anticipe-t-il, et une grande partie de ce qui n’est pas perdu sera vendu pour la transformation, ce qui est environ quatre fois moins payant que lorsque les fruits sont vendus directement pour la consommation.

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Isaac Potash montre les dégâts que les récentes chaleurs ont faits dans son verger.

« Ça ne me fera pas faire faillite, mais c’est contrariant », dit-il, inquiet de voir ce type de phénomènes météorologiques extrêmes se répéter à l’avenir. « Si c’est la nouvelle réalité, on va avoir de gros problèmes. »

La chaleur et le temps sec ont aussi tué les 3000 nouveaux pommiers qu’il avait plantés en début de saison.

C’est l’année la plus sèche qu’on n’ait jamais eue. C’est une sécheresse ! Ce n’est pas comme ça, normalement.

Isaac Potash, propriétaire d'un verger et d'une cidrerie biologiques à Kelowna

Sueurs froides dans les cerisaies

L’emblématique cerise de la vallée de l’Okanagan, que des hordes de jeunes Québécois venaient naguère cueillir en été, a aussi souffert du coup de chaleur de la fin de juin.

Particulièrement fragile, la « diva des fruits » a néanmoins évité le pire, estime Sukhpaul Bal, propriétaire d’une cerisaie à Kelowna et président de la BC Cherry Association.

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Sukhpaul Bal, propriétaire d’une cerisaie à Kelowna 
et président de la BC Cherry Association

« On voit des brûlures causées par le soleil, mais heureusement, il y a encore de beaux fruits cachés sous les feuilles », montre-t-il, soulignant que leur qualité n’est pas affectée.

Certains producteurs pourraient s’en tirer avec des pertes minimales de l’ordre de 5 à 10 %, estime-t-il, mais elles pourraient atteindre 50 % pour d’autres, en fonction de leur localisation et des variétés cultivées.

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Certains fruits n'ont pas résisté à la chaleur dans les cerisaies de la vallée de l'Okanagan.

« Il est trop tôt pour le dire, il pourrait faire encore plus chaud », dit-il, rappelant que les producteurs en sont à leur troisième année difficile de suite.

La saison 2019 a été anormalement pluvieuse, celle de 2020 anormalement froide et celle de 2021 fracasse des records de chaleur et de sécheresse.

Ces évènements extrêmes sont inquiétants.

Sukhpaul Bal, producteur de cerises

Devant déjà composer avec des pénuries de main-d’œuvre, les producteurs de cerises voient ces conditions climatiques rebuter encore plus les travailleurs potentiels, dont la journée de travail commence maintenant avant même le lever du soleil, en raison de la chaleur, quand ce n’est pas carrément la nuit pour certains travaux.

Un vin fumé

Seuls les vignobles semblent s’accommoder de ce temps chaud et sec.

« Les vignes sont des plantes tolérantes à la sécheresse », rappelle Ria Kitsch, copropriétaire avec son mari d’un jeune vignoble sur les coteaux de Kelowna, où monte en permanence une brise douce venue du lac.

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Ria Kitsch, copropriétaire d'un vignoble à Kelowna

Avec cette chaleur, tous les indicateurs ont trois semaines d’avance par rapport à l’année passée.

« On s’attend à faire les vendanges plus tôt », dit-elle

Quelques raisins ont bien subi des brûlures, mais rien qui inquiète la jeune femme.

Du moins en ce qui concerne sa production.

Je ne suis pas inquiète pour nos vignes, je suis inquiète pour notre planète.

Ria Kitsch, copropriétaire d'un vignoble à Kelowna

Si le temps chaud et sec ne menace pas les vignobles, un tout autre danger les guette : les incendies de forêt, dont la fumée peut engendrer un phénomène baptisé « teinte fumée ».

« Les fruits exposés à la fumée peuvent absorber certains de ses composés, ce qui donne des baies, du jus et potentiellement du vin avec une odeur de fumée », résume la biologiste Elizabeth Wolkovich, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique.

PHOTO FOURNIE PAR ELIZABETH WOLKOVICH

Elizabeth Wolkovich, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique

La teinte fumée se développe particulièrement lors de la véraison, soit la maturation du fruit, qui débute en ce moment.

Il n’existe pas de remède connu à ce phénomène, qui commence à faire l’objet de recherches, indique Mme Wolkovich, qui s’intéresse notamment à l’impact des changements climatiques sur les vignobles.

Les autres fruits, comme les cerises et les pommes, ne subissent pas les impacts de la fumée des incendies de forêt.

Mais les travailleurs, si, souligne Isaac Potash.

« Personne n’aime travailler dans la fumée, dit-il. Ça fait un peu apocalyptique. »

Cinq fois moins de précipitations

Le déficit de précipitations remonte à plusieurs mois, dans la vallée de l’Okanagan.

Les dernières gouttes de pluie enregistrées à la station météorologique de Kelowna datent des 13 et 14 juin ; il était alors tombé une maigre quantité de 8,9 mm de pluie.

Depuis le début de l’année, Kelowna n’a reçu que 19 % des précipitations qu’elle reçoit habituellement.

« Il faut remonter à décembre pour avoir des précipitations qui se rapprochent de la normale », affirme Natalie Hansell, météorologue de sensibilisation aux alertes à Environnement Canada.

Et encore, les précipitations normales sont faibles, en hiver, précise-t-elle : « Même si c’est près de la normale, ce n’est pas beaucoup de précipitations de toute façon. »

Les modèles météorologiques n’entrevoient pas de précipitations à court terme, à Kelowna, si bien que le record de 61 jours sans pluie de 2017 pourrait être battu.

« Ce que je vois n’est pas très encourageant », dit Mme Hansell.

À ce temps sec inhabituel s’ajoute une chaleur exceptionnelle qui perdure depuis deux mois.

La moyenne des températures combinées du jour et de la nuit a été de 24,1 °C, en juillet, nettement au-dessus de la normale de 19,5 °C.

En juin, la moyenne a été de 19,8 °C, alors que la normale est de 16,6 °C.

« En l’absence de précipitations, ces températures-là vont assécher l’environnement encore plus, prévient Mme Hansell. Ce n’est pas étonnant qu’il y ait autant d’incendies de forêt. »

Ligne électrique en danger, pompiers québécois en renforts

La situation ne s'améliore guère en Colombie-Britannique, malgré une légère diminution du nombre d'incendies de forêt, notamment attribuable à la fusion de certains brasiers. La grande région de Kamloops demeure la plus touchée, avec plus du tiers des incendies, dont quatre de plus de 100 km2. On y trouve d'ailleurs le plus important brasier de la province, celui du lac Sparks, d’une superficie de 562 km2, situé à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Kamloops. Une centaine de pompiers forestiers québécois étaient attendus en renfort, vendredi. Ils seront déployés dans la vallée de l'Okanagan, où ils combattront notamment l'incendie du ruisseau Brenda, qui menace la seule ligne de transport d'électricité alimentant quelque 60 000 personnes vivant dans les localités de Kelowna-Ouest, Peachland et Summerland, sur la rive ouest du lac. Sur les 263 incendies faisant rage au moment d'écrire ces lignes, 33 % sont toujours hors de contrôle, selon le service de lutte contre les incendies de forêt de la Colombie-Britannique (BC Wildfire Service), qui estime en outre que la foudre serait responsable de 70 % de tous les incendies en cours dans la province.

Dur temps pour les cowboys

Les éleveurs de bovins de Colombie-Britannique sont exténués.

Ils parcourent leurs ranchs à dos de cheval pour retrouver leur bétail, qui pâture sur d’immenses territoires, et le conduire en lieu sûr.

« Ils commencent à 2 h ou 3 h du matin, parce qu’il fait si chaud dans la journée que le bétail ne veut pas bouger », explique le directeur général de l’Association des éleveurs de bovins de la Colombie-Britannique, Kevin Boon.

PHOTO FOURNIE PAR KEVIN BOON

Kevin Boon, directeur général de l'Association des éleveurs de bovins de la Colombie-Britannique

« Ils doivent travailler très fort et très vite » quand un incendie se déclenche pour déplacer leurs bêtes, une migration qui peut prendre de trois à quatre jours.

Mais sauver les bêtes du feu ne les sauvera pas de la famine.

Car l’herbe qu’elles mangent se fait rare en raison de la sécheresse et des incendies, explique Kevin Boon.

« C’est leur alimentation pour l’année qui brûle ! », lance-t-il à La Presse.

Et il sera difficile de s’approvisionner ailleurs, ajoute-t-il.

C’est la même chose dans les autres provinces. Il y a moins d’incendies, mais il n’y a pas plus de foin. On va être en compétition pour la même nourriture.

Kevin Boon, directeur général de l'Association des éleveurs de bovins de la Colombie-Britannique

Bien des cowboys devront faire le choix déchirant de se départir d’une partie ou de la totalité de leur cheptel, craint-il.

Pour bon nombre de ranchs, qui sont des exploitations familiales, ce sera difficile.

« Il leur faudra de cinq à sept ans pour rebâtir leur élevage, au moins », affirme-t-il.

Pour ceux qui rebâtiront.

Effet domino

Les difficultés des éleveurs de la Colombie-Britannique pourraient avoir un effet domino.

La Colombie-Britannique, dont la production bovine est centrée sur la reproduction, est un maillon important de la production bovine de l’Ouest canadien.

« Avec les vaches reproductrices, nous sommes la première phase de production », explique Kevin Boon, qui évalue leur nombre à quelque 150 000 sur le demi-million de bovins de la province.

Faute de fourrage, ou si celui-ci est hors de prix, les éleveurs pourraient envoyer leurs vaches et leurs veaux à l’abattoir.

La seule option, ce sera de les envoyer dans la chaîne alimentaire.

Kevin Boon, directeur général de l'Association des éleveurs de bovins de la Colombie-Britannique

« Tempête parfaite »

Le temps chaud et sec qui sévit sur l’intérieur de la Colombie-Britannique depuis quelques mois a créé une « tempête parfaite », estime Kevin Boon.

Avec une saison des incendies de forêt qui a commencé un mois plus tôt que d’habitude, le bétail n’a pas eu le temps de brouter la végétation qui alimente en ce moment les brasiers, explique-t-il.

Et les feux assèchent davantage la végétation, créant une spirale infernale. « C’est une vraie poudrière », ajoute M. Boon.

Résultat, l’actuelle saison des incendies est comme celle de 2017 « sur les stéroïdes », compare Kevin Boon, affirmant que les superficies brûlées cette année-là avaient été importantes.

« On est déjà à plus de 300 000 hectares [brûlés] et ça ne fait que commencer. »

Complications pour les entreprises

La sécheresse complique la vie de bien des entreprises, comme celle de Charles Joyal, un Québécois établi à Merritt depuis une douzaine d’années qui fait du terrassement, de l’aménagement paysager ainsi que des clôtures pour les propriétaires de ranchs et le ministère des Transports et des Infrastructures. « Les clôtures, on peut travailler seulement la nuit, si la température et l’humidité le permettent », dit-il, expliquant qu’une simple étincelle provoquée par le frottement d’une pelle mécanique sur une roche peut déclencher un incendie. « Si le feu prend, ça va vite ! », lance-t-il. Les entreprises comme la sienne doivent d’ailleurs être équipées pour combattre un incendie, dit-il, ajoutant qu’il limite ce secteur d'activités durant l’été. L’entrepreneur dit constater une aggravation des conditions climatiques depuis son arrivée dans la province : « C’est la pire année depuis que je suis ici. »

PHOTO SARA MAHONY, VIA REUTERS

Station balnéaire à Osoyoos près d'un incendie de forêt, en Colombie-Britannique

Inquiétant pour l'industrie touristique

Les incendies de forêt « deviennent une menace annuelle » qui forcera l'industrie touristique à s'adapter, croit Greg Girard, cofondateur de l'agence Eh Canada Travel et copropriétaire avec sa femme Melvina White d'une entreprise touristique à Merritt. L'avenir est à la diversification, pour se replier sur une activité quand l'autre est affectée par les brasiers, croit-il. « Les anciens modèles d'affaires qui reposent sur un seul secteur ne fonctionneront plus. » La situation actuelle est « stressante pour tout le monde », bien que le tourisme se porte bien ce moment. « Si vous cherchez un hôtel ou un camping en ce moment, bonne chance ! » Mais chaque sirène, chaque orage font monter l'inquiétude.