Un organisme pour jeunes en difficulté qui refuse jusqu’à 600 demandes par année se voue corps et âme pour répondre à la demande criante en vain.

Début mai, la parution du rapport de la commission Laurent avait redonné espoir à l’auberge Le Tournant, qui accueille de jeunes hommes en situation de vulnérabilité. Enfin, les ressources « post-DPJ » seraient reconnues à leur juste valeur, se disait-elle.

Et pourtant, l’organisme se démène toujours pour le financement de son projet d’agrandissement, estimé plus essentiel que jamais. « Partout, on se fait dire que le projet est merveilleux, qu’on a l’appui des élus, mais qu’on ne recevrait pas de financement », laisse tomber la Dre Anne-Chloé Bissonnette, vice-présidente du conseil d’administration de l’auberge Le Tournant.

Depuis 2018, elle et son équipe luttent pour la création d’une trentaine de nouvelles unités, qui accueilleraient exclusivement de jeunes hommes à leur sortie des centres jeunesse. L’édifice a déjà été trouvé. La liste d’attente s’allonge de jour en jour. Mais toujours aucune enveloppe sur la table.

Et sans soutien financier, le projet est voué à l’échec, argue la Dre Bissonnette.

« On a tout essayé. Accèslogis, l’Initiative pour la création rapide de logements [un nouveau programme fédéral], le ministère de la Santé et des Services sociaux… On est constamment bloqués par le financement », déplore la Dre Bissonnette, qui évalue les besoins de l’organisme entre 7 et 8 millions pour l’ouverture du nouvel édifice.

Elle avait pourtant senti le vent tourner. Dans son rapport rendu public début mai, la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse a fait valoir la nécessité de créer un programme pour soutenir les jeunes en difficulté jusqu’à 25 ans.

La stabilité résidentielle des jeunes est prioritaire […], et pour ce faire, nous recommandons de soutenir financièrement les organismes communautaires qui ont pour mission l’hébergement des jeunes.

Extrait du rapport de la commission Laurent sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse

La dernière demande de financement de l’organisme, en mai, est restée sans réponse.

Contacté par La Presse, le ministère de la Santé et des Services sociaux affirme qu’il procède en ce moment à l’analyse de « l’ensemble du rapport de la commission Laurent afin de déterminer la meilleure façon de répondre aux recommandations ».

Un trou de service

Avec ses 11 lits, l’organisme dit refuser 600 demandes d’hébergement, par an. De ces 600 jeunes – la plupart « recrachés » par la DPJ –, un cinquième se retrouvera à la rue dans les 13 mois suivant leur sortie des centres jeunesse, selon le dernier rapport de l’École nationale d’administration publique.

« Il faut pallier ce trou de service, et on a l’expertise pour le faire », assure vice-présidente de l’auberge, qui a 47 ans d’existence. Et surtout, il faut le faire vite, la crise du logement à Montréal rendant « impossible » la signature d’un bail pour ces jeunes adultes.

Enseigner l’autonomie

Aux premiers rayons de soleil, la cuisine de l’auberge s’active. Ce jeudi-là, on annonce beau. Croissant à la main, les bénéficiaires échangent sur leurs plans de la journée. Certains vont planifier leurs dépenses du mois, d’autres se rendront à l’école.

Ici, on leur apprend l’autonomie. Les gars cuisinent, époussettent, gèrent un budget. Toutes ces tâches de la vie quotidienne qu’ils n’ont jamais apprises en centre jeunesse.

  • La coordonnatrice à l’intervention Andréanne Couture accompagne les résidants dans leurs apprentissages.

    PHOTO ALAIN ROBERGE, LAPRESSE

    La coordonnatrice à l’intervention Andréanne Couture accompagne les résidants dans leurs apprentissages.

  • Tous les soirs, ce sont les résidants qui cuisinent le souper pour l’ensemble des bénéficiaires.

    PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

    Tous les soirs, ce sont les résidants qui cuisinent le souper pour l’ensemble des bénéficiaires.

  • Au sous-sol, les résidants peuvent profiter de la télévision pour suivre les matchs de hockey du Canadien.

    PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

    Au sous-sol, les résidants peuvent profiter de la télévision pour suivre les matchs de hockey du Canadien.

  • L’intervenante sociale Audrey Thibault montre une des chambres des résidants.

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    L’intervenante sociale Audrey Thibault montre une des chambres des résidants.

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« C’est un classique de la DPJ. On ne te prépare pas à tes 18 ans puis du jour au lendemain, tu te retrouves dans la rue », déplore John-Kevin Carey, ex-résidant. À côté de lui, Jean Philippe Pelletier hoche la tête. C’est ce qui leur est arrivé, 10 ans plus tôt.

À 8 ans, John-Kevin a été déposé sur le porche de la DPJ. Jean Philippe, lui, était adolescent. Tous deux présentaient des comportements violents. Rien qui ne se soit réglé en centre jeunesse, disent-ils. « J’ai été témoin de beaucoup de violences. J’ai été traumatisé là-bas », raconte Jean Philippe.

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John-Kevin Carey, résidant de l’auberge Le Tournant

Une fois majeurs, on leur a montré la porte. « À 18 ans, notre première idée, c’est de devenir des criminels parce que c’est tout ce qu’on connaît », poursuit Jean Philippe. Ont suivi des années à voler les dépanneurs, à dormir sur le divan d’un ami, sur la cuvette d’une toilette chimique.

Précisons qu’il existe des ressources publiques pour les jeunes adultes à leur sortie de la DPJ. Toutefois, celles-ci ne sont pas « systémiques » et elles sont « difficiles d’accès », souligne le rapport de la commission Laurent.

Sauver une vie

Pour l’avoir vécu, Jean Philippe Pelletier en est convaincu. « Une transition positive à 18 ans, ça peut sauver une vie », dit-il.

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Jean Philippe Pelletier, ancien résidant de l’auberge

Dans quelques jours, le jeune homme emménagera dans son premier appartement, seul. Il travaille dans une distillerie, et dans ses temps libres, s’adonne à sa passion : le rap. Pour la première fois de sa vie, il se projette dans l’avenir.

« J’ai envie de demander [au gouvernement] : mettez-vous à la place de ces jeunes. Écoutez-les. Je sais ce qu’ils vivent et ils ont besoin d’aide », dit-il.

Son nom d’artiste ? Jean Paty.