Va pour le maintien des liens avec les parents biologiques quand c’est possible, mais la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) doit remettre le bien-être des enfants au cœur de ses décisions, conclut la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse dans un rapport de 417 pages déposé lundi.

« Les enfants doivent grandir auprès de leurs parents avec, si nécessaire, toute l’aide pour assurer un bon développement, peut-on lire dans le rapport. Cependant, pour une minorité d’enfants, cela ne sera pas dans leur intérêt. La DPJ doit alors leur assurer le plus rapidement possible une famille pour la vie. »

L’importance des liens avec la famille biologique demeure, mais seulement dans la mesure où ils sont dans l’intérêt de l’enfant.

« Chaque enfant a le droit de grandir dans une famille stable et permanente », est-il encore écrit, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle à laquelle il est confié quand ses propres parents ne sont pas en mesure de répondre à ses besoins.

La commission Laurent, mise en place dans la foulée de l’infanticide d’une fillette de 7 ans à Granby en 2019, souligne que la difficile conciliation des deux objectifs de la DPJ — l’intérêt de l’enfant et son maintien dans sa famille — a conduit « à des retours trop tôt ou inappropriés d’enfants dans leurs familles. Retours qui se soldent par un échec dans la moitié des cas ».

La mort de la fillette de Granby « n’est pas que l’échec de nos services aux enfants, aux jeunes et à leurs parents, c’est notre échec collectif », a déclaré Régine Laurent en conférence de presse.

Nous devons passer de l’indignation à la dignité. Nous devons transformer notre colère en actions.

Régine Laurent, en conférence de presse lundi

Mais concrètement, face à une famille inadéquate pour ses enfants, combien de chances faut-il laisser aux parents ? Comment la DPJ peut-elle évaluer adéquatement le danger ? « Ça, ça demeurera toujours une évaluation difficile, a répondu Mme Laurent. Mais à un moment donné, il faut prendre fait et cause pour l’enfant. »

Une loi « à modifier »

Pour la commission Laurent, la Loi sur la protection de la jeunesse doit être modifiée afin que l’enfant puisse le plus tôt possible « se projeter dans un avenir prévisible ».

« Les déplacements à répétition rendent difficile, voire improbable, la création de liens de confiance essentiels à un développement affectif sain. »

La Commission indique par ailleurs que si cela est dans leur intérêt, les enfants de la DPJ devraient être maintenus dans leur école.

Dans le rapport, les commissaires n’ont pas jugé utile de formuler des recommandations précises pour les enfants autochtones. Les Autochtones « sont les mieux placés pour identifier les besoins de leurs enfants et y répondre. […] Ces enfants sont surreprésentés dans les services de protection de la jeunesse. »

Plusieurs commissions se sont déjà penchées sur ces enjeux et les solutions sont connues. Il est temps de passer à l’action.

Régine Laurent, en conférence de presse lundi

Par contre, quant à la surreprésentation à la DPJ des enfants noirs ou des enfants issus de l’immigration, la Commission y est allée de certaines propositions, comme celle d’imposer aux intervenants une formation sur l’approche interculturelle.

Il faut se garder d’avoir des réflexes qui ne tiennent pas compte « de la culture et des traumatismes » liés à l’immigration, a fait valoir Mme Laurent.

Parmi les autres recommandations générales se trouve par ailleurs celle de créer un poste de commissaire pour promouvoir le bien-être et le droit des enfants (avec un commissaire adjoint qui se consacrera aux enfants autochtones).

L’importance de la prévention

Il faut agir le plus tôt possible dans la vie des enfants pour soutenir leur développement « et nous assurer que ceux qui ont le plus de besoins reçoivent les services en temps opportun », a insisté Mme Laurent.

La Commission recommande donc que soit adoptée une charte des droits de l’enfant, que les CLSC assurent davantage de services de proximité et que les parents vulnérables soient mieux ciblés et aidés dès la grossesse.

L’idée, c’est d’éviter « la stigmatisation des familles » tout en s’assurant que les parents les plus vulnérables soient aidés et suivis.

Dans le rapport, des chapitres entiers sont consacrés à la transition des jeunes de la DPJ vers la vie adulte pour éviter qu’à 18 ans, ils se retrouvent avec un sac-poubelle à la rue, à se débrouiller seuls, comme cela s’est trop vu, a-t-on entendu en audience.

De longues pages sont aussi consacrées à l’attention à apporter aux familles qui vivent de la violence conjugale.

Est-il réaliste de penser que les centaines de recommandations du rapport seront mises en œuvre ? « Il faut y aller un pas à la fois et le premier de ces pas, ce doit être la prévention », a résumé André Lebon, vice-président de la commission Laurent.

Des intervenantes à soutenir davantage

Pendant les travaux de la Commission, les intervenantes de la DPJ n’ont presque pas été entendues parce qu’elles craignent encore que le fait de parler leur coûte leur emploi.

Si ces employées ont été beaucoup montrées du doigt ces dernières années, la commission Laurent croit qu’il faut surtout mieux les soutenir. Elle propose entre autres de les délester de leurs tâches administratives « pour qu’elles puissent consacrer l’essentiel de leur temps et leur énergie à l’accompagnement des enfants et des familles ».

Le rapport insiste sur la nécessité de garantir à ces intervenantes la sécurité physique et psychologique alors qu’elles travaillent régulièrement dans des milieux explosifs.

Il est aussi proposé d’offrir une meilleure supervision clinique à ces intervenantes qui sont souvent envoyées au front seules, sans beaucoup d’expérience.

« Les intervenantes doivent bénéficier de conditions de pratique leur permettant de dispenser des services de qualité », a dit Mme Laurent en conférence de presse.

Pour son rapport, la Commission s’est notamment appuyée sur 276 témoignages et sur 225 mémoires. D’anciens jeunes de la DPJ, des avocats, des chercheurs et le Barreau du Québec, entre autres, ont tour à tour défilé devant la Commission.

Le gouvernement sur le point d’agir

Par cette recommandation principale sur cette primauté parentale à revoir, la commission Laurent va dans le sens du gouvernement qui entend déposer un projet de loi à l’automne visant à renforcer le système de protection de la jeunesse.

L’essentiel du rapport était déjà connu, Régine Laurent ayant fait des recommandations préliminaires en raison du retard dans la livraison du rapport définitif, d’abord annoncé le 30 novembre 2020.

Cinq travaux urgents

— Mettre en priorité l’intérêt de l’enfant et lui garantir « une famille pour la vie », qu’il s’agisse de ses parents biologiques qu’on aura adéquatement soutenus ou d’une autre famille « prête à s’engager envers lui » pour toujours.

— Aider les parents en difficulté par des services de proximité au CLSC, par un meilleur financement de groupes communautaires et par une meilleure collaboration entre les services sociaux.

— Agir tôt en dépistant rapidement les parents à risque, dès la grossesse, puis à travers les services de garde et l’école.

— Mieux respecter et outiller les jeunes en centres de réadaptation « qui peinent à faire valoir leurs droits » et qui, à 18 ans, en sortent sous-scolarisés et sans formation.

— Alléger la tâche des intervenantes de la DPJ, mieux les former, mieux les encadrer et leur assurer une meilleure supervision clinique.

« C’est un projet de société »

PHOTO GRAHAM HUGHES, LA PRESSE CANADIENNE

Régine Laurent

Le rapport de la commission Laurent rendu public lundi a été accueilli favorablement par le milieu, qui considère les recommandations comme une dose d’espoir pour les enfants.

Michèle Goyette, présidente de l’Ordre professionnel des criminologues du Québec

« On a réagi très favorablement au rapport de la commission Laurent. C’est une belle journée pour les enfants aujourd’hui. En majorité, les recommandations qu’on a faites, on les retrouve dans le rapport de la commission, et je dirais même que la commission va plus loin que nous dans beaucoup de choses, donc on est vraiment heureux. »

François Legault, premier ministre du Québec, sur Facebook

« Aujourd’hui, la Commission a dévoilé son rapport et ça contient beaucoup de recommandations concrètes. On va prendre le temps d’examiner ça comme il faut, mais je veux déjà remercier Mme Laurent et tous les membres de la Commission pour leur travail extraordinaire depuis deux ans. Et je veux aussi leur promettre quelque chose, à eux et à tous les Québécois. Il faut se promettre que ce rapport ne sera pas tabletté. On va s’assurer que les recommandations se concrétisent. »

Geneviève Bélisle, directrice de l’Association québécoise des centres de la petite enfance

« On voit ça d’un œil très favorable qu’ils ramènent le volet de la prévention. On dirait qu’on l’a perdu au cours des dernières années. Pour le réseau des CPE, qui agit en bas âge dans un contexte de développement global, c’est un élément qui a beaucoup de sens. »

Andrée Poirier, présidente de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux

« C’est un rapport qu’on accueille favorablement. C’est plus qu’un rapport, c’est un projet de société. C’est une invitation collective à mettre le bien-être des enfants au cœur de l’organisation des services en jeunesse. »

Suzanne Arpin, vice-présidente de la Commission responsable du mandat jeunesse dans un communiqué

« Ce rapport nous permet d’avoir une vision d’ensemble des forces positives en présence et des lacunes du système, qui sont celles que nous avons constamment signalées au cours des dernières décennies. »

Geneviève Rioux, présidente de la Fédération des familles d’accueil et des ressources intermédiaires du Québec, dans un communiqué

« Après une première lecture, le rapport de la Commission répond à nos espoirs et à nos attentes. Nous constatons que les recommandations sont issues d’un exercice collectif, et je suis rassurée de voir que les différentes voix qui y ont participé ont été entendues. »

Les infanticides récents au Québec

30 avril 2019 : La mort atroce d’une fillette, à Granby, ébranle tout le Québec. Un an plus tôt, un juge de la Chambre de la jeunesse, suivant la recommandation de la DPJ, l’avait maintenue, elle et son frère, au domicile de leur père et de leur belle-mère.

30 mai 2019 : Le gouvernement décrète la mise en place d’une commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse.

25 avril 2020 : Deux fillettes, âgées de 5 et 11 ans, sont poignardées vraisemblablement par leur mère de 34 ans, dans Villeray, à Montréal. L’aînée succombe, l’autre s’en tire de justesse. Trois mois plus tôt, une autre fille de la mère avait demandé un placement en famille d’accueil. Selon ses proches, la femme avait un problème de consommation.

8 juillet 2020 : Martin Carpentier tue ses deux filles, puis met fin à ses jours. L’histoire s’est jouée en une douzaine d’heures, mais il a fallu 12 jours avant qu’on les retrouve. En septembre, Radio-Canada révélera que des travailleurs de la santé ont abusé par pure curiosité de leurs accès informatiques pour fouiller dans les dossiers médicaux du père, de la mère et des deux fillettes.

11 octobre 2020 : Alex et Olivier sont assassinés à Wendake. Leur père, Michaël Chicoine, sera accusé de meurtre au second degré. Leur mère dira avoir fait en vain de nombreuses démarches pour obtenir l’aide de la DPJ. Trois signalements auraient été faits à la DPJ dans ce dossier.

Fin décembre 2020 : Une enfant martyre meurt à Laval. Selon l’acte de dénonciation, l’enfant aurait été victime de « négligence criminelle » entre le 30 décembre 2020 et le 3 janvier 2021. La mère sera aussi accusée de voies de fait qui se seraient produites pendant les six mois qui ont précédé la mort de la petite fille.

*Notons que des interdits de publication empêchent de révéler le nom de certaines des personnes mises en accusation.