C’était plus fort que moi. Il a fallu que j’en fasse part à des amis : « Ouais, ça paraît que c’est maintenant au tour des X de recevoir le vaccin. Ils se font tous photographier avec la seringue plantée dans l’épaule et le pouce en l’air. »

Plus sérieusement, j’étais très heureux d’assister à ce buzz. Il est nécessaire. Il y a quelque chose de thérapeutique dans ces images relayées sur les réseaux sociaux et dans les grands médias.

Cela nous permet de croire que le jour « V » n’est pas loin.

J’avoue que l’évocation du retour à une certaine normalité, une fois les 75 % de la population vaccinée, m’a procuré un moment d’extase.

Je me suis senti comme Steve McQueen dans Papillon s’évadant par la mer sur un sac rempli de noix de coco.

Cette vision d’une vie plus libre a marqué ma semaine. De même que la lecture d’un texte fort intéressant publié dans le New York Times.

Depuis plusieurs mois, nous sommes très nombreux à vivre la même chose, ce sentiment à la fois simple et indescriptible que nous tentons d’apaiser de diverses façons.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

« Maintenant que l’on sait ce que l’on vit, ne craignons pas d’exprimer notre état d’âme. Exprimons notre langueur », suggère notre chroniqueur.

Le psychologue américain Adam Grant, de la Wharton School de l’Université de la Pennsylvanie, a osé nommer cet état d’âme. Ça s’appelle la langueur (languishing).

> Lisez l’article du New York Times (en anglais)

J’ai toujours eu de la langueur ces images romantiques provenant des romans de Stendhal ou de Proust. Pour moi, la langueur était liée à ces personnages mélancoliques allongés sur un récamier écoutant de l’Erik Satie.

En psychologie, la langueur est un « abattement physique ou moral ». Cela fait en sorte que nous avons du mal à nous concentrer, que nous cherchons notre énergie partout, que nous perdons l’envie de plusieurs choses.

Ce n’est pas une dépression, ce n’est pas un burnout. « La langueur est un sentiment de stagnation et de vide, explique Adam Grant. C’est comme si vous entrepreniez vos journées en regardant les choses à travers un pare-brise brumeux. »

La langueur a été théorisée par le sociologue Corey Keyes au début des années 2000. Il est le « sentiment dominant » de 2021.

Il s’agit d’un élément négligé du spectre de la santé mentale. C’est un mal sournois, car il s’installe doucement. On remarque que la motivation diminue, que la morosité occupe de plus en plus de place. Mais comme on arrive à remonter à la surface grâce à une conversation Zoom avec un ami, une balade dans un parc ou un verre de vin, ce mal disparaît momentanément pour mieux revenir.

Au fil du temps, la langueur nous entraîne de plus en plus vers la solitude et l’isolement. Et c’est là, le danger.

Adam Grant a voulu décrire ce sentiment pour deux raisons. D’abord, pour dire aux gens qu’ils ne sont pas les seuls à vivre cela. L’être humain aime ressentir des émotions dans un cadre collectif. Quand c’est positif, il y trouve de l’euphorie. Quand c’est négatif, il y puise un certain réconfort.

L’émotion collective que nous vivons en ce moment trouve sa particularité dans sa longueur et sa grande étendue géographique. Cela fera bientôt 14 mois que nous sommes coupés de nos proches, que nous vivons au quotidien avec des restrictions de toutes sortes.

Adam Grant pense que le fait de simplement nommer ce sentiment fait un bien énorme. « Les psychologues croient que l’une des meilleures façons des gérer ses émotions est de les nommer », écrit-il. J’ai soumis cet article à la Dre Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. Elle partage entièrement ce point de vue. « Trouver un mot, c’est donner un sens, dit-elle. Être capable de nommer ce que l’on ressent, c’est utile. »

Les Québécois sont très nombreux à faire appel en ce moment à un psychologue. On savait que la période d’attente dans le secteur public pouvait s’étirer sur plusieurs mois. On observe maintenant le même phénomène dans les cabinets privés.

Derrière les portes closes, les mêmes choses reviennent. « L’anxiété, la dépression, les difficultés d’adaptation et les tensions familiales ou conjugales sont des entités que nous pouvons nommer facilement, reprend Christine Grou. Le problème avec la langueur, c’est que ce n’est pas un sentiment pathologique. C’est quelque chose qui est difficile à décrire, car il y a de la résignation et de l’abnégation. »

Cette « fatigue psychique », qui peut être longue, a commencé à frapper plus durement après l’arrivée de la deuxième vague.

On s’est rendu compte que tous les efforts qu’on avait faits n’ont pas nécessairement porté les fruits escomptés. Ç’a été très difficile à accepter pour beaucoup de gens.

La Dre Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec

Au début de la pandémie, nous étions en mode combatif. Nous pleurions la perte de la normalité, mais nous avions encore l’énergie pour jouer aux guerriers. Un an plus tard, on a épuisé nos trucs, une lassitude s’est installée, l’angoisse vient par vagues. La rage monte parfois à la surface.

C’est normal.

Maintenant que l’on sait ce que l’on vit, ne craignons pas d’exprimer notre état d’âme. À la fameuse question « Comment vas-tu ? » et à son incontournable réponse « Ça va super bien », et si l’on répondait : « Je me languis », suggère Adam Grant ? Il a raison. Exprimons notre langueur. Cela étonnera peut-être votre entourage. À cela, répondez que c’est votre côté proustien. Ça passera mieux.