J’ai une extraordinaire histoire de pêche pour vous. Une vraie. C’est à propos de la baleine. Non, pas celle qui vient de quitter la ville.

L’autre.

Celle de 1901.

Surnommée le Monstre.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

La baleine capturée par Alexandre Sabourin, au large de Longueuil, en 1901

Imaginez la bête : 12 mètres de long, 18 tonnes de graisse. Du jamais-vu dans les eaux du port. Nos ancêtres en ont parlé pendant 25 ans – minimum ! Ils lui ont consacré une valse. Des poèmes. Ils l’ont chassée à la carabine. Au harpon. À la dynamite. Ils l’ont capturée, empaillée, puis mise dans un train pour l’exposer au Carnaval de Québec.

Je vous le jure, je n’invente rien !

Tout est écrit noir sur blanc dans les journaux de l’époque. Tenez, la manchette de La Presse du 2 novembre 1901 : « Les deux grands événements de l’année, dans la métropole du Canada, c’est bien sans contredit la visite de Son Altesse royale, le duc de York, et celle de la fameuse baleine. » (George V a sûrement apprécié…)

Le Monstre arrive ici le 30 octobre au matin, près de l’île aux Millions, en face du boulevard Saint-Laurent. Les ouvriers du port aperçoivent d’abord un grand remous. Puis un puissant jet d’eau. Comme un geyser. Ils n’en croient pas leurs yeux. Dans le temps de le dire, toute la ville est au courant. Des milliers de Montréalais courent vers les berges.

« Les demeures se sont vidées sur les quais, rapporte La Presse. Il y avait d’abord une quadruple rangée d’enfants. Puis des femmes en quantité. Puis une foule innombrable de citoyens de tout âge et de toutes conditions. Tout s’est passé dans un ordre parfait. On eût dit une réception royale à l’hôtel de ville. »

Sur le fleuve, par contre, c’est pas mal plus bordélique.

Et violent.

Les hommes de la ville s’improvisent chasseurs de baleine. Fiers comme des coqs avec leur sac à dos et leur carabine à l’épaule, ils se rendent en chaloupe jusqu’à l’île pour aller tirer la baleine. Chaque fois que le Monstre remonte à la surface, ils le mitraillent de balles.

« Un statisticien s’est donné le trouble de calculer le poids de plomb que le cétacé est censé avoir reçu dans le corps. Il en est arrivé à un chiffre incroyable », écrit le journaliste de La Presse.

Sauf que la baleine résiste. Si bien qu’après cinq jours, elle continue sa parade. Les chasseurs s’impatientent. On suggère d’envoyer des plongeurs dans le fond du fleuve pour attacher des câbles de fer à la tête et à la queue du Monstre.

Même La Presse y va de ses conseils, en publiant en première page une des manchettes les plus surréalistes de son histoire : « LA MANIÈRE DE PRENDRE LA BALEINE ».

Le plan, conçu par le grand explorateur Joseph-Elzéar Bernier, consiste à étendre un rets d’une centaine de mètres dans le chenal pour que la baleine s’y entortille et se noie. Ingénieux. Mais les chasseurs du dimanche préfèrent les méthodes plus viriles. Sanguinaires. Tel Achab cherchant à se venger de Moby Dick.

Un homme se retrouve à l’hôpital lorsque sa carabine lui explose dans les mains. Cinq jeunes Montréalais tentent de capturer la baleine avec des explosifs. Sans succès.

Le 3 novembre, la baleine se déplace vers l’est, en face du parc Bellerive, dans Hochelaga. Les chasseurs la suivent. Le fleuve devient aussi dangereux qu’une ruelle du Far West. Alphonse Loranger, qui tente de capturer le Monstre avec un harpon, se fait tirer dans le bras. Une autre balle fracasse la vitrine du restaurant Lussier, rue Notre-Dame, et siffle dans les oreilles d’une serveuse. Dans le Vieux-Montréal, des chasseurs humiliés noient leur peine dans l’alcool et menacent de tirer sur les passants avec leurs carabines.

La police intervient. Sur terre et sur mer.

Pendant ce temps, la baleine prend la fuite.

Et disparaît.

* * *

Le 6 novembre, au petit matin, Alexandre Sabourin part chasser le canard sur les berges du fleuve, à Longueuil. Vers 4 h 30, le jeune homme distingue, dans la nuit sombre, une longue épave de couleur grise.

« Tout à coup, avec l’œil de lynx que possèdent tous nos braves chasseurs canadiens, fils des anciens coureurs des bois, il découvrit à environ un mille du quai du gouvernement, à Longueuil, une masse flottante. Ce n’était ni une chaloupe ni un bateau », raconte La Presse.

« M. Sabourin prit sa chaloupe et sans se demander si sa trouvaille serait veau, vache, cochon ou couvée, il se rendit vers la masse informe et découvrit, à sa grande surprise, la baleine morte. »

Le Monstre est criblé de balles.

IMAGE TIRÉE DE LA COLLECTION DE BANQ

Dessin de la baleine, publié dans La Patrie, en 1901

Alexandre Sabourin va demander de l’aide à ses amis. Ils fixent un câble à la mâchoire de la baleine et se servent de deux chevaux pour la ramener jusqu’à la rive. Des milliers de Longueuillois se déplacent pour voir la bête. Un fabricant de cierges lui offre 800 $ pour pouvoir extraire l’huile et la graisse. Le chasseur de canards refuse.

Son plan ? Dépecer la baleine et la vendre en morceaux de 100 livres.

Entre-temps, à Montréal, Louis Payette, propriétaire du Grand Central Theatre, réclame le Monstre. Il estime l’avoir tué lors d’une expédition. Après quelques heures de chicane, les deux hommes concluent un marché.

Louis Payette remorque la baleine jusqu’à l’autre rive. Il la fait empailler et l’expose dans son théâtre du Vieux-Montréal. Des milliers de Montréalais paient 10 sous pour voir le Monstre de près. Quelques semaines plus tard, il exhibe la baleine dans un enclos au coin des rues Saint-Laurent et Sainte-Catherine, en plein cœur du centre-ville. La bête est ensuite transportée en train jusqu’à Québec, où elle est présentée aux festivaliers du Carnaval.

Pendant plusieurs années, la baleine reste dans la culture populaire. Elle apparaît dans des réclames publicitaires.

IMAGE ARCHIVES LA PRESSE

Réclame publicitaire d’Authier Frères, mettant en vedette la baleine et publiée dans La Presse

Elle est aussi le sujet de chansons et de poèmes.

« À l’aube, le monstre marin/

Flottait dans son linceul liquide/

Montrant son ventre à Sabourin/

Des chasseurs, le plus intrépide. »

Ou encore :

« L’huile de ta bédaine/

Graisse le rouage débile/

De notre bon conseil de ville/

Pauvre cétacé, c’est assez… »

La baleine de 2020 ne deviendra jamais aussi populaire que celle de 1901. C’est une bonne chose. Parfois, mieux vaut partir dans l’ombre que de périr sous les projecteurs.