Dès 5 h, le matin du 16 octobre 1970, les policiers du Québec débarquent en force dans des centaines de résidences, mènent des fouilles, enchaînent les arrestations. Moins de 48 heures plus tard, le Québec est plongé dans l’horreur avec la découverte du corps de Pierre Laporte. Le FLQ revendique son exécution.

Jocelyne Robert, enceinte de sept mois, voit les policiers débarquer dans le logement de Rosemont qu’elle et son mari partagent avec ses parents. Elle n’est pas surprise.

« J’étais dans la mouvance, dit celle qui allait devenir une sexologue bien connue et auteure à succès [son roman Éclats de femme est une autofiction portant sur sa vie durant cette période]. Je connaissais Paul et Jacques Rose. J’avais milité au RIN [Rassemblement pour l’indépendance nationale]. L’été précédent, j’étais à la Maison du pêcheur à Percé. »

Mais en octobre 1970, amoureuse et enceinte, Jocelyne Robert baigne dans une « bulle individualiste ». Lorsque surviennent les deux enlèvements, elle se doute cependant que ses amis sont impliqués.

D’ailleurs, durant cette période, la police se rend chez ses parents une fois, deux fois, trois fois. Cette troisième visite survient dans les heures suivant la mise en application de la Loi sur les mesures de guerre.

« Mon père sortait d’une grave opération et les policiers sont entrés dans sa chambre, lui braquant une mitraillette sur la tête, dit-elle. Je suis en larmes. On m’a amenée à Parthenais, on m’a enlevé toutes mes affaires et ordonné de me déshabiller. J’ai subi trois interrogatoires. Un médecin m’a fait un examen gynécologique sur un grabat. C’était épouvantable. Un film d’horreur ! »

Jocelyne Robert est libérée dès le lendemain.

PHOTO ANDRE PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Aujourd’hui sexologue et auteure à succès, Jocelyne Robert était une militante indépendantiste au moment des évènements d’octobre 70.

La crise a cassé, brisé quelque chose en moi. L’État censé nous protéger était en train de nous détruire.

Jocelyne Robert, sexologue et auteure

Cacher les listes

Au Parti québécois, les dirigeants se sentent particulièrement visés par les rafles. Ordre est donné de cacher les listes officielles des militants, de peur qu’elles soient saisies par la GRC, ce qui se traduirait par d’autres arrestations.

« J’étais militante au PQ dans Limoilou. La paranoïa s’est emparée de tout le monde, dit Martine Tremblay qui, plus tard, deviendrait chef de cabinet du premier ministre René Lévesque. Nous voulions cacher tout ce qui pouvait identifier un militant. Une de mes sœurs a d’ailleurs été arrêtée sur son lieu de travail, au Jewish Hospital, une expérience humiliante. Dans mon cas, nous sommes allés porter les listes chez un vieux militant en pleine nuit. »

« J’avais la liste de tous les membres de ma région, à Québec, se souvient Claude Plante, architecte de formation qui allait travailler en politique et en communication. Mes parents s’apprêtaient à quitter Beaupré pour emménager dans un appartement à Sainte-Foy. La construction étant en retard, ils n’avaient pas encore emménagé. J’ai décidé de m’installer là et de cacher ma liste dans la salle de bain, sous le fond de la douche », dit celui qui allait terminer sa carrière comme directeur des communications à Télé-Québec.

La découverte

Dans la soirée du 17 octobre, Mychel St-Louis, de CKAC, se rend à la Place des Arts recueillir un communiqué du FLQ. La missive annonce l’exécution du ministre Laporte et l’endroit où trouver la voiture contenant son corps.

IMAGE ARCHIVES LA PRESSE

Le communiqué dans lequel le FLQ revendique l’exécution de Pierre Laporte.

« J’étais chez moi à prendre quelques heures de repos, se souvient ce dernier. Nous étions si peu nombreux à la station à l’époque qu’il nous arrivait de travailler 24 heures de suite. On m’a appelé pour me demander de revenir au boulot. À mon arrivée, j’apprends qu’un individu a appelé pour dire que Pierre Laporte était mort. Il a rappelé et je lui ai demandé de nous transmettre un communiqué, comme les autres fois, pour confirmer la nouvelle. »

De fait. Plus tard dans la soirée, après un nouvel appel, M. St-Louis se rend avec une voiture de patrouille de CKAC à la salle Port-Royal (aujourd’hui théâtre Jean-Duceppe) de la Place des Arts où il trouve un communiqué sous une brochure. C’est le fameux communiqué avec un croquis montrant l’endroit où se trouve la voiture contenant le corps de Pierre Laporte. Avec deux collègues, il prend la direction de l’aéroport de Saint-Hubert.

À La Presse, le photographe Robert Nadon est en train de développer des films au laboratoire lorsqu’il est demandé au téléphone. « C’était Pierre Robert, directeur de l’information à CKAC, qui m’appelle pour me dire que l’auto était retrouvée, se rappelle le photographe. Il m’a dit de filer à Saint-Hubert pour retrouver M. Saint-Louis. »

Quelques jours plus tôt, M. Nadon avait poursuivi, avec d’autres médias, un camion anti-bombes de la police dont le chauffeur essayait de les semer. Une intervention de collègues policiers avait mis fin à cette poursuite, mais, quelques heures plus tard, Robert Nadon avait retrouvé le camion et averti M. Robert, à CKAC. « En m’appelant le soir du 17 octobre, il m’avait rendu la pareille », dit-il.

À Saint-Hubert, la voiture Chevrolet Biscayne 1968 ayant servi à l’enlèvement de Pierre Laporte une semaine plus tôt se trouve bel et bien sur les terrains de Wondel Aviation, près de l’aéroport. La plaque 9J-2420 en fait foi.

« J’ai compris que c’était très sérieux, dit Mychel St-Louis. Le coffre arrière était affaissé un peu, du fait d’un poids. J’appelle à CKAC et je leur suggère de faire un reportage en direct pour dire qu’on a trouvé le véhicule, mais sans évoquer le contenu du communiqué. »

« Mychel Saint-Louis et moi avons fait le tour de la bagnole, raconte M. Nadon. On voit bien que l’arrière est alourdi. Il fait très noir. Je prends des photos. Lorsque M. Saint-Louis décide d’appeler la police, je lui dis : “Attends, rentrons nos voitures dans le stationnement”. »

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Policiers et médecin légiste entourent le corps de Pierre Laporte, lors de la découverte de celui-ci à Saint-Hubert.

La police arrive en trombe. Des sirènes, des hélicoptères, des gyrophares. M. Nadon décrit un grand tintamarre. « C’était surréaliste. » M. St-Louis se souvient de l’arrivée de deux grosses voitures non identifiées desquelles émergent huit personnes avec « de grands manteaux longs et des armes longues ».

Arrivé sur place, le capitaine Raymond Bellemarre, de la Sûreté du Québec (SQ), fait refermer les portes clôturées du terrain de stationnement.

Lorsque les autres médias sont arrivés, ils sont restés dehors et nous, nous étions en dedans.

Robert Nadon, photographe de La Presse à la retraite

Le capitaine Bellemarre demande à Mychel St-Louis le communiqué du FLQ. Ce dernier refuse puis propose de le remettre en échange du fait de rester à l’intérieur du terrain et d’en interdire l’accès aux autres journalistes. Ce que le capitaine Bellemarre ne sait pas, c’est que St-Louis a eu la présence d’esprit de demander à un collègue de faire un fac-similé du document.

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Craignant que la voiture soit piégée, un militaire se protège derrière un écran antibombe pour forcer le coffre de la Chevrolet Biscayne.

Après un long moment, parce qu’ils craignaient que le coffre arrière soit piégé, les policiers l’ouvrent. Il y a attroupement autour du corps du ministre. Robert Nadon prend des photos au-dessus des têtes. « J’ai pris plusieurs rouleaux et les ai cachés dans mes poches, dans ma voiture, de peur de me les faire saisir. » « À l’époque, nous avions tous des bottes de pompier dans nos voitures pour couvrir les incendies. Nous y avons caché quelques-uns des rouleaux de film », dit M. St-Louis.

À 0 h 25, le dimanche 18 octobre 1970, sur les ondes de CKAC, Mychel St-Louis, qui est toujours à Saint-Hubert, annonce la mort du ministre Pierre Laporte. La famille avait été informée au préalable de la terrible nouvelle. Mychel St-Louis retourne à CKAC où l’attendent des médias. Du fait qu’il avait été correspondant parlementaire à Québec, M. St-Louis connaissait bien Pierre Laporte qu’il croisait régulièrement.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Laporte

Une fois le travail terminé, les nerfs m’ont lâché. Les émotions ont pris le dessus. M. Laporte était un être humain que je connaissais bien.

Mychel St-Louis, ancien journaliste de CKAC ayant annoncé la mort de Pierre Laporte

Voir René Lévesque bouleversé

Cette nuit-là, Louise Harel, future ministre du Parti québécois, se trouve à la permanence du PQ, avenue Christophe-Colomb, dans Rosemont. C’est son tour de passer la nuit au bureau, toujours dans l’optique de protéger la liste des militants.

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Louise Harel et René Lévesque, en juin 1980

« Lorsque la mort du ministre Laporte a été confirmée, plusieurs membres de la direction du parti, dont René Lévesque, sont revenus à la permanence, dit-elle. M. Lévesque était dans son bureau. Je l’ai aperçu, de dos, dans l’embrasure de la porte. Il était complètement bouleversé. J’ai toujours cru qu’il pleurait. Plus tard, Jacques Parizeau nous a expliqué tous les liens unissant MM. Lévesque et Laporte. Ils avaient travaillé comme journalistes ensemble, joué au tennis ensemble, leurs femmes étaient amies, etc. ».

Revenu à La Presse, Robert Nadon s’empresse d’aller développer les rouleaux de film pris à Saint-Hubert. Dans la salle de rédaction, le téléphone sonne sans arrêt. « Des gens de partout dans le monde appelaient pour avoir nos photos », dit-il.

Témoignages

Dans la population comme dans la classe politique, la consternation et l’horreur face au meurtre de Pierre Laporte sont immenses.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

Claude Morin, en 1977

« Il était un de mes bons amis, dit Claude Morin. Je l’avais connu journaliste, j’avais voyagé avec lui en France, je le tutoyais. Sa mort m’a beaucoup affecté. »

« La mort de M. Laporte m’a vraiment troublé. Je condamnais le geste. J’étais incapable d’accepter cela », dit Claude Plante.

« Ça a été épouvantable, évoque Guy Langlois. M. Bourassa n’était pas un émotif. Il gardait ses émotions pour lui. Mais ça a été un gros choc [pour lui]. »

« M. Bourassa en a très peu reparlé, soutient Jean-Claude Rivest. Mais c’est resté dans son esprit toute sa vie. Lors de la crise d’Oka [en 1990, lorsque le caporal de la SQ, Marcel Lemay, a été tué dans une fusillade], il en a reparlé un peu. »

Jean-Claude Rivest se souvient de la dernière fois où il a croisé Pierre Laporte. « Nous étions en réunion du comité de législation et avions interrompu la séance pour écouter une émission spéciale à la télé. MRobert Lemieux faisait une déclaration dans la foulée de l’enlèvement de James Richard Cross. Pierre avait dit : “Je ne peux pas croire qu’on est rendu là.” »

Les funérailles de Pierre Laporte eurent lieu le 20 octobre à l’église Notre-Dame de Montréal. Trois semaines plus tard est inauguré le pont Pierre-Laporte reliant Québec à la rive sud du Saint-Laurent. À l’origine, il devait s’appeler pont Frontenac.

La crise d’Octobre allait trouver son dénouement à la toute fin de l’année.

À lire demain : la diplomatie française et la crise d’Octobre