Kenneth Deer n’en est pas à sa première barricade. Il a vécu la crise d’Oka, il s’est battu jusqu’à l’ONU pour faire valoir les droits des autochtones. Et aujourd’hui, le Mohawk est solidaire des revendications des Wet’suwet’en, nous a-t-il expliqué en entrevue jeudi.

Dans le bâtiment de la « Maison longue » de Kahnawake, Kenneth Deer explique à ses visiteurs le fonctionnement du système ancestral que pratiquent les Mohawks traditionalistes. La place où s’assoient les membres de chaque clan, le poêle autour duquel ils discutent, la porte des hommes, celle des femmes…

« Nous suivons toujours notre Constitution, la Grande Loi de la paix, qui remonte à avant l’arrivée des Européens », dit le secrétaire de la nation. « Nous avons un système de clans, nous avons une société matriarcale, nous ne nous conformons pas à la Loi sur les Indiens. Alors, quand les chefs héréditaires wet’suwet’en en Colombie-Britannique défendent leurs droits, il y a une parenté entre nous. »

Dans les années 70, Kenneth Deer a participé à la fondation d’une école d’enseignement en langue mohawk. En 1990, il a fait partie du comité de négociation avec le gouvernement québécois pour dénouer la crise d’Oka. De 1992 à 2008, il a dirigé le journal The Eastern Door de Kahnawake. Il a également participé à la rédaction de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007. Depuis le blocage de la voie ferrée du Canadien Pacifique sur laquelle circulent notamment les trains de la ligne exo4, qui relie Candiac et le centre-ville de Montréal, il joue le rôle de porte-parole de sa communauté auprès des médias.

Combat similaire

Wet’suwet’en et Mohawks appartiennent à deux nations différentes, mais leur combat pour la reconnaissance de leurs droits est similaire, dit M. Deer. « Il faut se battre pour ses droits ; personne ne vous donne des droits », martèle-t-il.

Alors, quand il s’agit d’affirmer les droits des autochtones, les Mohawks ont l’habitude de se retrouver au premier rang. « Les Mohawks ont une identité très forte, dit M. Deer. Nous pratiquons encore le système de clans, nos cérémonies traditionnelles. Nous avons un sentiment nationaliste très fort. »

Nous savons qui nous sommes et nous croyons en notre droit à l’autodétermination. Nous ne sommes pas canadiens ou américains, même si nous avons des territoires des deux côtés de la frontière. Nous sommes mohawks.

Kenneth Deer, secrétaire de la nation mohawk de Kahnawake

La situation actuelle est bien différente de la crise de 1990, observe Kenneth Deer. Bien que le blocage de la voie ferrée représente un « inconvénient » pour ceux qui utilisent le train de banlieue, dit le secrétaire de la nation mohawk, l’acte n’a pas les mêmes répercussions que le blocage du pont Mercier, rappelle-t-il. Par ailleurs, il sait gré à la Sûreté du Québec de se tenir à distance, qualifiant son attitude de « très coopérative » en attendant que le conflit se règle par la négociation. « Aussi, je crois que le gouvernement est plus prudent pour ne pas empirer la situation. Il fait preuve de patience, et je pense que c’est la bonne chose à faire. Ce n’est peut-être pas la chose la plus populaire à faire, mais c’est la plus avisée.

« Je suis seulement déçu que le gouvernement prenne tant de temps à faire une offre acceptable aux chefs des Wet’suwet’en. »

Bien comprendre les enjeux

Plusieurs éléments du conflit sont mal compris dans la population, remarque-t-il. Les Wet’suwet’en ne réclament pas le départ de tous les agents de la GRC de leur territoire – seulement ceux dépêchés en renfort pour faire respecter l’injonction les obligeant à quitter une route d’accès à un chantier du gazoduc Coastal GasLink.

Ils ne s’attendent pas non plus à ce que le projet de construction du gazoduc soit abandonné, mais voudraient éviter qu’il traverse une aire sauvage qu’ils souhaitent protéger. « Les jeunes sont vraiment préoccupés par l’environnement, ils voudraient arrêter le gazoduc, dit Kenneth Deer. Les chefs aussi voudraient l’arrêter, mais ils ne pensent pas qu’il est réaliste de le faire. Mais revoir le tracé pour que le gazoduc longe une autoroute, oui, ça, c’est possible. »

Avec son téléphone cellulaire, Kenneth Deer est en contact autant avec les chefs héréditaires qu’avec les négociateurs à Ottawa. Et il est parfois perplexe devant les versions divergentes qui lui parviennent.

Nous souhaitons seulement que le gouvernement négocie de bonne foi avec les Wet’suwet’en. Je ne pense pas que ça ait été le cas jusqu’à maintenant.

Kenneth Deer, secrétaire de la nation mohawk de Kahnawake

Il a cependant une pensée pour le ministre des Services aux Autochtones, Marc Miller. « Marc Miller est un gars vraiment bien, je l’apprécie, dit M. Deer. Il a pris un grand risque en allant à Tyendinaga, et j’espère qu’il n’en pâtira pas. »

« Vous vous souvenez de John Ciaccia en 1990 ? », lance-t-il, en parlant du ministre délégué aux Affaires autochtones du cabinet de Robert Bourassa. « John Ciaccia était venu à la pinède d’Oka pour discuter. C’était un geste incroyable de sa part. Je le connaissais, j’avais négocié avec lui. Il était sincère, il voulait arriver à un règlement. À ce moment, ce n’était pas encore une crise, et il voulait régler les problèmes. Mais il a été tassé par la Sûreté du Québec, qui voulait venger la mort [du caporal] Lemay, puis par son propre cabinet. Il était le numéro deux du gouvernement, mais après la crise et ce qu’il a tenté de faire, il n’a jamais pu retrouver son statut. »

Et c’est en pensant à M. Ciaccia, mort en 2018, qu’il s’inquiète pour le ministre Miller, qui a pris le risque de se rendre à la barricade de Tyendinaga. « Ça me préoccupe de penser que des hommes comme lui se brûlent quand ils font ça. J’espère que ça n’arrivera pas, que Marc Miller aura toujours sa place quand tout cela sera fini. »

Au sortir de la Maison longue, de gros flocons tombaient sur Kahnawake. « Si les négociations vont bien, on pourra peut-être lever les barricades bientôt, a dit Kenneth Deer en regardant le ciel. Et on pourra tous rentrer chez soi. »