Voilà plus de cinq ans que Michel Sénécal, 64 ans, vit dans la rue. « Il aimerait raconter son histoire à une journaliste », m’a dit Emelyne Mbonabirama, intervenante sociocommunautaire à la Maison des Amis du Plateau Mont-Royal.

Nous nous sommes donné rendez-vous à 13 h dans le sous-sol de l’église Saint-Stanislas-de-Kostka, boulevard Saint-Joseph Est. C’est là que se trouve le centre de jour de la Maison des Amis. On y offre des repas et de l’accompagnement pour des gens à faibles revenus. Une centaine de personnes, des hommes pour la plupart, viennent s’y attabler chaque jour. C’est l’autre Plateau, celui des pauvres, celui dont on ne parle pas.

Michel s’y arrête tous les jours vers 12 h 30, trimballant comme des trésors ses sacs qui contiennent le peu qui lui reste de son ancienne vie, du temps où il avait encore un toit et de l’estime de soi. Il prend un café bien noir. Puis il mange un peu. Avant, il reprenait son chemin le plus souvent sans parler à personne. Il n’osait pas demander de l’aide. Il ne faisait plus confiance au système. 

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Michel Sénécal

Il y a eu des absurdités dans mon dossier. C’est ce qui m’a brisé, m’a démoli.

Michel Sénécal

Un jour, il s’est senti assez à l’aise pour parler à Emelyne. « Est-ce qu’il y aurait d’autre café ? Je n’en ai pas eu. »

Ils se sont mis à discuter. Emelyne est l’une des seules à avoir réussi à gagner sa confiance.

« La rue, c’est un destructeur silencieux », observe-t-elle. Depuis qu’il était sans-abri, Michel avait l’impression qu’il n’était plus rien. Avec douceur et bienveillance, Emelyne lui a rappelé qu’il était quelqu’un. Un être humain qui a le droit au bonheur et à la dignité. « Elle est extraordinaire », me dit-il.

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Michel Sénécal avec l’intervenante Emelyne Mbonabirama au centre de jour de la Maison des Amis du Plateau Mont-Royal

C’est vrai qu’elle est extraordinaire. Originaire du Burundi, Emelyne, 31 ans, est arrivée au pays comme réfugiée, à l’âge de 18 ans. Il faut voir avec quelle humanité elle aborde les gens. « C’est elle qui est la plus proche des usagers », me dit Pierre Martin, directeur de la Maison des amis. « Elle a de grands élans de bonté. Jusqu’à s’en épuiser. »

La bonté, Emelyne est tombée dedans quand elle était petite. Elle a grandi dans un orphelinat, sous la protection de Marguerite Barankitse, cette grande dame reconnue internationalement pour son œuvre auprès des orphelins et la défense des droits de la personne. Au Burundi, on l’appelle la maman aux 10 000 enfants. Emelyne l’appelle tout simplement « Maguy ». 

Maguy nous a appris à nous soucier des autres de bonne heure. Quand on a grandi dans la guerre, il y a des choses qu’on a vues qu’on ne veut plus voir se reproduire.

Emelyne Mbonabirama

Des choses comme l’indifférence devant les gens les plus vulnérables, me dit-elle. « Dans mon pays, quand une situation anormale devient normale, c’est dangereux. »

> Lisez l’entrevue avec Marguerite Barankitse

Je reviens donc à Michel. Il y a quelque temps, il a dit à Emelyne : « J’ai un service à te demander : j’ai besoin de rencontrer un journaliste. Je veux raconter mon histoire. »

Il a commencé son récit en me montrant une photo, qu’il conserve précieusement dans une pochette de plastique.

« Je vais te présenter ma mère. Je ne la présente pas à grand-monde. »

Elle s’appelait Marie-Rose. Elle est morte le 3 mars 2018 à l’âge de 92 ans. « Je vais mettre la photo de côté. Parce que ça me rend émotif », m’a dit Michel, la voix enrouée.

Michel a habité plusieurs années dans un logement au pied du mont Royal. En août 2009, après la visite d’un inspecteur de la Ville qui avait trouvé son appartement trop encombré, il a été sommé de vider et de quitter son logement. « Ils ont jeté 98 % de mes affaires. J’ai récupéré un minimum de 2 %. »

Il a appelé sa mère. « Michel, viens-t’en à la maison. C’est pas grave. On va s’arranger. »

Marie-Rose habitait un trois et demie dans l’arrondissement de Rosemont. Il ne savait pas à l’époque que sa mère commençait à avoir des problèmes cognitifs. « C’était probablement un début d’alzheimer. »

Il s’est occupé de sa mère à qui il vouait un amour inconditionnel. Il cuisinait pour elle, faisait un peu de ménage. « Ma mère était une femme indépendante, qui avait du caractère. Elle ne l’a pas eue facile dans sa vie. »

En 2012, une nouvelle propriétaire a avisé Michel qu’elle voulait faire une reprise de logement. Au même moment, une travailleuse sociale lui a laissé entendre qu’il fallait commencer à envisager un centre d’hébergement pour sa mère. Michel refusait cette idée.

« Ma mère a toujours dit qu’elle ne voulait rien savoir d’un centre d’hébergement. J’étais là pour défendre les droits de ma mère. Je l’ai accompagnée chez sa notaire pour mettre à jour le testament et avoir une procuration et un mandat d’inaptitude. »

Un jour, on a retrouvé sa mère couchée par terre. « Elle avait des crises, l’alzheimer commençait à évoluer. » Il a fallu la faire soigner.

Puis, un jour d’octobre 2013, on a sonné à leur porte. Le CSSS avait reçu un signalement pour sa mère. Michel disait à la travailleuse sociale : « Ma mère ne veut pas être enfermée.

— Elle ne sera pas enfermée. Vous allez pouvoir la sortir, l’amener au restaurant, à l’oratoire Saint-Joseph… »

Michel ne voulait rien savoir. « Je ne signerai pas. Je ne veux pas avoir ça sur la conscience. Je ne veux pas donner mon accord à quelque chose que ma mère ne veut pas. »

Il a fini par plier. « C’était une grosse erreur. Je l’ai regretté, je le regrette encore et je le regretterai toujours. J’ai dit à ma mère : “Tu peux signer. Ça t’engage à rien pour l’instant.” » Sa voix se brise.

« Étant donné qu’on était au mois d’octobre, que le bail se terminait en juin et que la travailleuse sociale m’avait dit que ça prenait un an et demi pour avoir une place en centre d’hébergement, je me suis dit qu’on allait être partis avant ça », assure-t-il.

Parce qu’on avait un projet : ma mère voulait finir ses jours dans sa région natale, à Rivière-du-Loup. Elle est née dans le village de Saint-Antonin. C’était un beau projet.

Michel Sénécal

Michel rêvait de louer une maison dans la région, pour le prix d’un petit logement dans Rosemont. « Ça me donnait une motivation. »

Une semaine plus tard, sa mère a dû être hospitalisée d’urgence. Quelque temps après, on lui a dit que sa mère ne retournerait plus jamais chez elle. « Ça, ça m’a assommé. Elle habitait là depuis 30 ans. »

***

Un jour de novembre qu’il est allé lui rendre visite à l’hôpital, Michel a trouvé un lit défait. On lui a annoncé que sa mère avait été placée en centre d’hébergement. C’était un mois jour pour jour après avoir signé. « On m’avait pourtant dit que ça prendrait un an, un an et demi. »

Michel avait jusqu’à la fin du bail de sa mère pour quitter son logement. Il devait d’abord le vider. Il n’arrivait pas à s’y résigner. Il a attendu la dernière semaine de juin. « J’ai paqueté ses 30 ans de vie en une semaine. J’ai tout placé dans un entrepôt. On me disait de me louer une chambre quelque part. Mais j’étais complètement déboussolé. »

Il avait l’impression que sa vie s’effondrait. Il s’est retrouvé dans la rue. Au Comité logement Rosemont, on lui a donné une liste de refuges : l’Accueil Bonneau, la Maison du Père, la Mission Old Brewery, la Mission Bon Accueil… « Je leur ai dit : “Moi, je ne suis pas un itinérant. Mais avec le temps, je vais ressembler à un itinérant. Jamais je n’irai là.” »

L’idée de côtoyer des gens alcooliques ou toxicomanes l’angoisse, dit-il. Il a longtemps préféré se débrouiller autrement, quitte à dormir dehors. Il a passé un hiver sur le mont Royal, couché sur des planches entre deux arbres. Ensuite, sous une galerie, à l’arrière de l’avenue du Parc, avec un sac de couchage même par grand froid. « J’ai connu ça. Et jamais je ne veux revivre ça. »

Depuis quelque temps, il se réfugie la nuit dans la halte-chaleur de l’église du Roi des Rois, dans Hochelaga-Maisonneuve.

***

Bien que sans logis, Michel allait rendre visite régulièrement à sa mère dans son centre d’hébergement. Un jour de mars 2018, en rentrant dans sa chambre, il a constaté que le lit était défait. Sa mère avait sans doute été envoyée à l’hôpital ou dans une autre chambre, se disait-il. « Au bout d’une demi-heure, on m’a dit : “Votre mère nous a quittés.” » Elle était morte trois jours avant. Comme il n’a pas de téléphone, on n’avait pas pu l’avertir.

Michel, qui n’en menait déjà pas large, avait l’impression d’être seul sur un radeau, après un naufrage. « Je me retrouve tout seul, plus de famille. »

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Michel Sénécal trimballe comme des trésors ses sacs qui contiennent le peu qui lui reste de son ancienne vie.

Il a eu à faire des démarches fastidieuses avec le Curateur public pour obtenir la remise à laquelle il avait droit après le décès de sa mère. Emelyne l’a accompagné. Il a fini par récupérer 880 $ sur les 4000 $ qu’il pensait obtenir. « Je suis sans logis en attendant que ça se règle. Cinq ans dans la rue pour 880 $… Ça m’a assez déprimé. » On lui a aussi remis les bijoux de sa mère – ses bagues de mariage et de fiançailles. « Mais sa pierre de naissance n’était pas là. »

Avec l’aide d’Emelyne, il tente de se relever et de retrouver une vie plus heureuse. Elle l’accompagne dans ses démarches pour trouver un logement. 

« Après avoir reçu ce qui me revient, il faudrait que je me remette à vivre. Mais le goût de la vie n’est pas revenu. C’est à l’intérieur de mon être que c’est brisé. Et ça, pour la réparation, ce n’est pas évident », explique Michel.

Quand on est dans la rue, on nous parle de refuge, on nous parle de nourriture. Mais personne ne parle de la réparation intérieure.

Michel Sénécal

Michel attendait que ses démarches avec le Curateur se terminent pour pouvoir organiser une cérémonie funèbre à la mémoire de sa mère. Afin de respecter ses dernières volontés, il aimerait, lorsque le sol sera dégelé, l’enterrer dans le cimetière de Saint-Antonin, son village natal.

Je lui demande ce qu’il espère pour Noël. Il hausse les épaules. Ému, il jette à Emelyne, sa confidente en or, un regard complice. Elle sourit timidement.

« Je voulais juste raconter mon histoire. Que quelqu’un m’écoute, c’est un beau cadeau. »