Des municipalités des Laurentides ont demandé aux tribunaux au cours des dernières semaines de bloquer d’urgence l’accès à trois grandes terres agricoles où des centaines de camions venaient déverser du remblai sans autorisation. Échaudées par les récents scandales dans la gestion des sols contaminés, les municipalités ne laissent plus rien passer, quitte à se mettre à dos certains agriculteurs du coin qui voient leurs projets commerciaux perturbés.

Avec le retour du beau temps, les chantiers de construction tournent à plein régime dans la grande région de Montréal. Une marée de camions fait la navette entre la ville et la campagne pour se débarrasser de sols excavés et de matières résiduelles comme les rebuts de brique, de métal, de béton et de bois.

Lorsqu’il voit les mastodontes prendre la route de sa ville, le maire de Mirabel, Jean Bouchard, ouvre l’œil. Plusieurs de ses citoyens suivent les règles et font remblayer leur terrain avec des sols propres, après avoir demandé un permis. Mais d’autres procèdent sans autorisation, à l’abri des regards. Ce qui présente un risque inacceptable pour l’environnement, aux yeux du maire, puisque personne ne peut attester de la non-contamination du remblai.

Dans la région, plusieurs ont encore en mémoire le désastre de Sainte-Sophie, où le ministère de l’Environnement avait découvert en 2016 un site de déversement illégal tellement contaminé qu’il présentait un risque de mutation génétique pour les animaux. La Presse avait révélé l’affaire en 2018. 

Relisez notre enquête

Tolérance zéro

« À Mirabel, pour nous, c’est tolérance zéro. L’avertissement est pour tout le monde, il n’y aura pas de passe-droits. Nous sommes reconnus pour notre zone agricole, et le message qu’on veut lancer, c’est qu’il y aura des procédures contre toute entreprise qui vient déverser du matériel non conforme », martèle le maire Bouchard.

La semaine dernière, la Ville s’est adressée à la Cour supérieure et a obtenu une injonction contre le producteur bovin Serge Mainville. 

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Une injonction vise le producteur bovin Serge Mainville.

L’agriculteur, aussi propriétaire d’une des plus grandes entreprises de transport en vrac du Québec, avait fait déverser d’énormes quantités de terre sur sa propriété. Il avait agi sans autorisation, et sans qu’un expert vienne attester de la propreté des sols.

Les inspecteurs envoyés sur place par la Ville affirment avoir découvert que le remblai illégal avait empiété sur la bande riveraine d’un cours d’eau. 

Ils ont aussi découvert des amoncellements de résidus de construction entassés sur la propriété. Pour couronner le tout, ils ont remarqué que près de 1000 arbres « d’âges et d’essences variés » avaient été coupés sans permis dans le cadre des travaux. « Les dommages sont substantiels et extrêmes vu la quantité d’arbres abattus », affirme la Ville dans sa requête à la cour.

« Un chemin remblayé avec ce qui semble être des matériaux non conformes, un cours d’eau dévié, des travaux dans les bandes riveraines et une coupe à blanc : il est en infraction dans ces trois cas-là », déplore le maire.

La Cour a imposé une injonction provisoire pour faire cesser les travaux d’urgence le temps que la cause soit entendue sur le fond.

À la fin du mois d’avril, dans un scénario similaire, le maire Bouchard avait observé de grands travaux de remblayage non autorisés à la ferme laitière d’Ancoeur, sur le chemin Lalande. « J’ai constaté moi-même les dizaines et les dizaines de camions qui rentraient là, de la compagnie Nexus », dit-il.

Des inspecteurs municipaux ont relevé la présence de briques, de fils électriques, de styromousse, de verre et de métal dans le remblai. Deux constats d’infraction ont été donnés à l’agriculteur. Une injonction a aussi été demandée, mais le propriétaire s’est engagé volontairement à faire une demande de permis en bonne et due forme et à obtenir les attestations nécessaires pour prouver que ses travaux respectent l’environnement.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La ferme laitière d’Ancoeur, sur le chemin Lalande, à Mirabel

Inspections en hélicoptère

À quelques kilomètres de là, le maire de Saint-Joseph-du-Lac, Benoît Proulx, mène le même genre de combat depuis des années contre le producteur agricole Jean-Charles Legault, accusé par la Ville de procéder à du « remblai de déchets et/ou de matériaux douteux » sur sa terre depuis la fin de 2016.

Le maire et son directeur de l’urbanisme se sont rendus sur place et ont vu des camions décharger divers matériaux. Une pelle mécanique déplaçait ce qui ressemblait à un « tas d’ordures ». Pour documenter les travaux de remblai qu’elle juge illégaux, la petite municipalité de moins de 7000 habitants a dû louer à plusieurs reprises un hélicoptère, parce qu’elle n’avait pas accès aux zones problématiques.

« Je suis rendu à plus de 100 000 $ en frais pour la Ville, juste avec ce dossier-là. Ce qui m’inquiète surtout, ce sont les puits des autres résidants autour », explique le maire en entrevue.

PHOTO FOURNIE PAR LA VILLE DE SAINT-JOSEPH-DU-LAC

Un camion déverse son chargement sur la terre de Jean-Charles Legault, à Saint-Joseph-du-Lac.

Hier, la municipalité était de retour devant la Cour supérieure pour obtenir une nouvelle injonction afin de forcer l’agriculteur à enlever des tas de matières résiduelles et un chemin en asphalte recyclé, qui auraient été ajoutés après une première injonction interdisant temporairement l’apport de nouveaux matériaux sur la terre agricole. L’audition se poursuit aujourd’hui.

Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a aussi déposé des accusations pénales contre Jean-Charles Legault pour avoir entassé des matières résiduelles sur sa terre illégalement, mais la cause n’a pas encore été entendue.

Impact sur l’agriculture

Pour certains des producteurs visés, c’est surtout l’agriculture locale qui souffrira en raison de la sévérité accrue des autorités municipales.

Jean-Charles Legault est venu expliquer devant la cour hier qu’un chemin de ferme a bien été aménagé sur sa propriété avec de l’asphalte recyclé afin de pouvoir circuler sans s’enfoncer dans la boue. Fréquemment, il faut remettre une couche d’asphalte recyclé par-dessus. « Les véhicules sont rendus tellement gros, la machinerie tellement lourde qu’à un moment donné, le chemin défonce. On doit l’entretenir », dit-il.

Quant aux indices de contamination décelés par les experts de la municipalité sur ce chemin de ferme, il en attribue la cause à l’épandage de produits chimiques normal relié à l’agriculture. « Ce n’est pas tellement le chemin qui a pollué le champ, c’est plutôt le champ qui a pollué le chemin », affirme l’agriculteur.

Il affirme que c’est l’ancien propriétaire du terrain qui avait enfoui « des vidanges » sur la terre. Lui-même a ensuite érigé un héliport par-dessus ce site d’enfouissement afin de pouvoir étendre des pesticides ou des herbicides sur ses champs du haut des airs.

« Pour opérer une entreprise, il faut aller vite »

À Mirabel, Serge Mainville explique lui aussi que des travaux étaient nécessaires rapidement pour remettre en culture des terres qui avaient été expropriées puis rétrocédées en raison de la construction de l’aéroport de Mirabel.

« Depuis les années 80 que ce n’est pas cultivé. C’était en friche et moi, je veux semer du foin », explique-t-il en entrevue. Il souligne qu’il a l’intention de replanter des arbres sur sa propriété et qu’aucun test n’a découvert de contaminants dans son remblai.

Son avocat, Me Karl-Emmanuel Harrison, explique que le seul problème de son client, c’est d’avoir procédé à des travaux sans permis alors qu’il était pressé. « Dans la vie, pour opérer une entreprise, il faut aller vite », dit-il.

Maintenant, l’intervention de la Ville pourrait empêcher Serge Mainville de semer du foin et d’aménager un pâturage pour ses bovins. L’an dernier, l’agriculteur a perdu environ 200 veaux et il croit que le taux de mortalité serait moindre avec plus d’espace au grand air pour ses animaux. C’est pour ça qu’il veut semer du foin.

« L’objectif de monsieur, et de la société, c’est que les terres soient mises en culture. Si on ne sème pas rapidement, le champ ne sera pas prêt et la récolte ne sera pas bonne », explique Me Harrison. Pour l’instant, la Cour a ordonné une suspension de travaux de 10 jours. La cause revient devant le tribunal vendredi.