Quand la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) a débarqué dans sa vie, Emilie a menti. Si je consomme ? Oui, oui, madame l’intervenante. Mais juste un peu. Rien pour écrire à ma mère…

Emilie mentait.

Elle se mentait à elle-même : « J’étais dans le déni de ma situation, de ma consommation. »

Elle mentait à la DPJ, qui avait reçu un signalement pour négligence à l’égard d’un bébé : « J’avais peur qu’ils m’enlèvent ma fille. »

La DPJ a demandé un test de dépistage de drogues et les résultats ont donné le vrai portrait de la consommation d’Emilie…

Hasch, pot, alcool, amphétamines : « Je gelais ma peine », dit Emilie.

La DPJ est allée en cour pour lui retirer la garde de sa fille.

« Ç’a été le jour le plus triste de ma vie, dit cette jeune femme menue aux yeux clairs. Ma mère a eu la garde de ma fille. Je n’avais pas le droit d’être seule avec elle. C’était vraiment difficile… »

Paradoxalement, c’est grâce à la DPJ qu’Emilie est sobre aujourd’hui. C’est la travailleuse sociale de la DPJ qui lui a parlé de ce lieu bien spécial, le centre mère-enfant de Portage.

Tu vas pouvoir faire une thérapie et être avec ta fille, lui a dit la travailleuse sociale.

Et la procureure de la Couronne, celle-là même qui avait plaidé pour que la garde de la petite A. soit confiée à sa grand-mère, a ajouté : « Ça va sauver ta vie. »

Emilie me regarde, assise au centre mère-enfant : « Elles avaient raison. J’ai tout changé. »

Elle a fini sa thérapie le 26 mars 2019.

Quelqu’un a fait un signalement aux services sociaux, à la DPJ. Je pensais que c’était juste pour nuire, sur le coup. Sauf que non…

Emilie

Comme Emilie, nombre de mères qui ont des problèmes de consommation n’osent pas demander de l’aide, parce que demander de l’aide, c’est risquer d’attirer l’attention de la DPJ. C’est risquer de perdre son enfant.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Mélodie a suivi une thérapie au centre mère-enfant de Portage il y a cinq ans. Elle est aujourd’hui intervenante dans ce même établissement.

Le centre mère-enfant de Portage offre une voie de rechange, celle d’entrer en cure fermée pour y faire une thérapie, sans perdre le lien avec l’enfant : il y a un centre de garde à l’étage. Le matin, à 8 h, les mères déposent leurs petits à la garderie, puis elles redescendent pour travailler…

Sur elles-mêmes.

Toute la journée, avec l’aide d’intervenants spécialisés, à coups de thérapie individuelle et de groupe, les filles vont aux racines du mal.

Et le soir, elles retrouvent leurs enfants.

« Faire ma thérapie sans délaisser ma fille, ça a changé mon rôle de mère, dit Emilie. Mon lien avec ma fille est beaucoup plus fort…

— Par opposition à ne pas la voir pendant six mois, en cure fermée ?

— Oui. »

Geneviève Minville, directrice du centre mère-enfant, intervient : « Si tu fais une thérapie de six mois et qu’après, tu retrouves ton enfant… c’est un choc. »

Un choc pour la mère, pour l’enfant : six mois à rattraper, quand l’enfant a 1 an, c’est l’éternité, c’est un canyon affectif qui ne se comblera peut-être jamais pour l’enfant et qui n’aidera en rien la guérison de la mère, une fois la thérapie terminée.

Emilie a fini sa thérapie, mais sa fille, A., est encore au service de garde. Emilie revient chaque jour au centre mère-enfant. « Je garde le lien, j’essaie d’aider. »

Je la suis dans le centre, qu’elle me fait visiter : les appartements, le bureau de l’infirmière, le salon où se concluent les journées.

Au détour d’un couloir, des bruits d’enfants. En haut de l’escalier, le service de garde. En bas : le vestiaire des enfants, chacun a son petit casier avec son manteau, ses bottes de pluie, son petit dossard orange pour les promenades dans le quartier.

Je reconnais le nom de la fille d’Emilie sur un des casiers. Il y a une petite couronne dans le compartiment supérieur. Emilie sourit : « A. voulait vraiment partir avec sa couronne de princesse, ce matin. »

On monte à l’étage, vers la cohue joyeuse.

***

Juste avant l’arrivée de Mélodie, Seychelle Harding, directrice des communications de Portage, m’avait parlé d’elle : « Mélodie, c’est la transformation la plus extraordinaire que j’ai pu voir ici… »

Et Mélodie arrive, la poignée de main est ferme, la tenue est professionnelle, le regard est franc. Mélodie est intervenante, ici, au centre mère-enfant.

Il y a cinq ans, Mélodie a débarqué ici, enceinte.

Il y a cinq ans, Mélodie était dans la rue depuis des années.

Elle a commencé à consommer à 11 ans, du pot. À la maison : « Ma mère préférait que je fasse ça à la maison plutôt que dans les parcs. »

De 11 à 19 ans, Mélodie a été « fonctionnelle », comme elle dit. Puis, à 19 ans, c’est la chute : elle découvre le crack. En un an et demi, j’avais tout perdu, dit Mélodie : « Le monde autour de moi. Ma famille. Mes amis. Mes dents. »

Sa vie, c’était la recherche de la prochaine dose. Onze ans comme ça. À 20 $ la dose, dont l’effet dure 20 minutes : « Tu peux passer 1000 $ par jour. »

« Comment on finance ça ? », demandez-vous.

Ai-je besoin de vous faire un dessin ?

Un 29 septembre, Mélodie a appris qu’elle était enceinte. Père inconnu, bien sûr.

Il y a eu un déclic, il y a eu comme une étincelle qui est apparue au bout du tunnel, enfin, appelez ça comme vous voulez, mais Mélodie s’est accrochée à ce bébé qui grandissait en elle…

« J’avais toujours voulu un bébé. C’était un rêve, avoir un enfant. J’ai voulu le garder. Je me suis souvenue d’une fille que j’avais connue, 10 ans avant, je me suis souvenue qu’on l’avait transférée de la prison vers un centre où tu pouvais faire une désintox avec ton enfant. J’ai appelé ma sœur, je lui ai demandé de se renseigner, de trouver le nom de ce centre-là… C’est ma sœur qui a trouvé le numéro du centre mère-enfant. »

Et c’est Mélodie qui a appelé, il y a cinq ans.

« Sans ta fille…

— Marie. C’est son nom.

— Sans Marie, t’aurais jamais eu le déclic…

— Sans Marie, dit Mélodie, je serais morte. »

Emilie regarde Mélodie avec de grands yeux, elle n’a même pas à dire qu’elle l’admire, c’est écrit dans ses pupilles.

« Et aujourd’hui, tu es intervenante ici, à mère-enfant : l’avantage d’être passée par ici, c’est quoi ?

— L’empathie, l’espoir, je dirais. Quand je partage mon histoire avec les filles, le message, c’est que si moi j’ai pu m’en sortir… elles aussi le peuvent. J’ai vécu des choses difficiles, ça les encourage à se donner une chance de s’aimer à nouveau. »

Il y a un truc que je n’ai pas mentionné à propos du centre mère-enfant de Portage. Le programme de thérapie est d’une durée de six mois, oui, mais les participantes ont l’option d’avoir un appartement supervisé à quelques rues du centre, à prix très modique. L’idée, c’est que souvent, pour se libérer de la consommation, il faut se libérer de son ancien réseau d’amis…

Mélodie : « Avant d’arriver ici, j’en avais fait, des cures. Six. Ça coûte cher, à 150 $ par jour… »

Quand elle en sortait, Mélodie retombait dans ses vieilles habitudes, retrouvait ses vieux amis. Elle n’avait pas un cent. Et elle retombait dans les bras de la consommation.

À quoi bon faire une thérapie de six mois si, après, démunie, on n’a que ceux avec qui on consommait pour nous aider ?

Quand elles quittent mère-enfant, les filles comme Emilie peuvent donc occuper un de ces apparts pendant 18 mois, le temps de se rebâtir, d’entreprendre des études. Emilie, qui a son secondaire 5, rêve au cégep.

L’appartement d’Emilie ? C’est celui qu’occupait Mélodie, il y a cinq ans…

Elles se regardent, rient.

Je lui ai dit qu’il y a de bonnes vibes dans cet appartement-là.

Mélodie

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PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Mélodie veut aider les femmes qui, comme elle, ont dû combattre une dépendance. « J’ai vécu des choses difficiles, ça les encourage à se donner une chance de s’aimer à nouveau », dit-elle.

Ça fait plus de 20 ans que le centre mère-enfant existe. Portage estime que 50 % des mères terminent la thérapie, se rendent à la phase post-cure. Celles qui partent s’en vont parfois ailleurs, dans d’autres centres de traitement.

Parmi les 50 % de participantes qui finissent le programme, 80 % ne consomment plus, selon les questionnaires de suivi de Portage.

Le centre mère-enfant existe depuis plus de 20 ans. C’est le seul en son genre au Québec. Portage est en discussion avec l’Ontario et l’Atlantique pour y exporter le programme.

Le gouvernement du Québec finance le programme à 90 %. Le reste provient de la Fondation de Portage.

***

Je suis Emilie dans les escaliers, nous aboutissons dans un grand local lumineux. C’est l’heure du petit déjeuner et une vingtaine d’enfants mangent.

Des bébés, des petits, des moyens, des grands.

« Ta fille est où, Emilie ? »

Emilie me montre une table : sa fille A. est là, de dos, avec trois autres enfants. Nous nous approchons de la petite tête blonde. Quand A. reconnaît sa maman, elle s’extirpe de sa chaise, laisse là son bol et passe près de tomber en courant vers Emilie, avant de valser jusqu’à ses bras…

Sur les murs, des photos des enfants : en promenade dans le quartier, en sortie à la montagne, en train de faire du bricolage, à vélo, en camping, au marché…

Emilie me montre sa fille, en train de croquer dans un cornet de crème glacée multicolore.

Dans une pièce en retrait, des bébés dorment. Je m’étire le cou.

France Landry, coordonnatrice du service de garde, me demande : « Voulez-vous les voir ? »

Tu parles que je veux les voir…

J’entre, Geneviève Minville me suit, ainsi qu’Emilie.

Je regarde les bébés qui dorment. Ils sont quatre.

Un qui ronfle, les bras en croix.

Un qui dort sur le côté, en tétant son pouce.

Deux qui dorment dans le même petit lit, sur le dos, sucette dans la bouche.

Je replace la couverture d’un des petits, elle montait sur son menton.

Je me suis dit que c’est quand même une belle forme de civilisation qu’un tel centre existe, qu’une telle chance soit offerte à ces mères…

Pas juste à ces mères, en fait, à ces bébés.

Je me suis dit aussi qu’un enfant qui dort, c’est peut-être la plus belle chose au monde.