Oui, Sue Montgomery a été harcelée. Mais comme c’est une victime un peu trop brave, ce n’est pas un crime. Son harceleur a donc été acquitté jeudi.

Dans sa décision, la juge Flavia Longo reconnaît hors de tout doute que Robert Michael Edgar a harcelé la mairesse de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce.

Mais Mme Montgomery n’a pas suffisamment donné l’impression d’avoir peur. Elle a pourtant témoigné pour dire qu’elle regardait toujours au-dessus de son épaule, qu’elle se précipitait dans l’antichambre à l’hôtel de ville après la période des questions, de peur de rencontrer M. Edgar. Elle est exaspérée, tourmentée, bref elle a peur, elle l’a dit autant comme autant.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Sue Montgomery

Mais une vidéo filmée par l’accusé lui-même a soulevé un doute dans l’esprit de la juge.

Une vidéo où, selon la juge, « son visage et son langage corporel » ne témoignent d’aucune crainte.

Car voyez-vous, une des choses que s’amuse à faire M. Edgar de temps en temps est de filmer Mme Montgomery, dans des débats publics ou dans la rue.

Il est assez renversant que pour contredire un témoignage clair, une juge s’appuie sur de simples impressions vidéo de « langage corporel », une notion particulièrement non fiable.

Mais remontons au début de cette histoire.

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Sue Montgomery n’est pas la seule à avoir des problèmes avec M. Edgar. Il a été expulsé de son église il y a plus de 20 ans. Je ne sais pas ce qu’il faut faire pour être expulsé d’une église, mais du moins lui l’a été. Depuis, il n’a eu de cesse de manifester devant l’église pour dénoncer cette « injustice ». C’est d’ailleurs comme ça qu’il est entré en contact avec Sue Montgomery, qui est devenue membre de cette église protestante peu de temps après l’expulsion de M. Edgar. À l’époque, elle était journaliste à The Gazette et l’homme insistait pour qu’elle écrive un article au sujet de son expulsion. Jugeant qu’il n’y avait là aucune histoire d’intérêt public, elle ne l’a pas fait.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Michael Edgar

Par la suite, elle a vu apparaître l’individu au palais de justice, où elle travaillait comme chroniqueuse judiciaire. Il se donnait des airs de journaliste et filmait des scènes de corridor.

Sue Montgomery n’était pas seulement une excellente journaliste. C’est aussi une femme courageuse. 

En 2014, elle a raconté comment elle avait été agressée sexuellement pendant des années par son grand-père, puis pendant un emploi d’été par un collègue dans une compagnie aérienne. Son mot-clic « #BeenRapedNeverReported » a fait le tour du monde, bien avant « #metoo ».

M. Edgar est revenu à la charge et l’a accusée (gratuitement) de faire un « cover-up » des agressions sexuelles dans sa propre église, parce qu’elle ne s’intéressait toujours pas à son histoire.

Il l’a dénoncée publiquement, a attaqué son intégrité.

Puis, quand elle s’est lancée en politique municipale, en 2017, il a continué à la harceler en personne (en s’assoyant en première rangée d’une assemblée publique et en la filmant ostensiblement), sur Twitter (17 fois), sur YouTube (dans six vidéos), sur son blogue…

Pendant l’automne 2017, il est entré en contact à divers moments, lui disant qu’elle devait se « repentir » et présenter des excuses. Il lui disait aussi des choses étranges comme « the tougher the cookie, the harder the crumbles », maxime intraduisible qui veut dire littéralement le plus dur le biscuit, le plus fort les miettes…

Il l’a même « croisée » dans sa propre rue. Elle en a eu assez, elle a appelé la police. L’homme a été accusé de harcèlement criminel.

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Le harcèlement criminel est un crime relativement récent, historiquement. C’est une infraction « préventive » pour ainsi dire : on n’attend pas qu’une personne passe aux actes violents. Le simple fait de pourchasser, de suivre quelqu’un de manière répétée sans raison, de le tourmenter, de l’inquiéter ou de l’importuner est en soi un crime.

Les tribunaux ont déterminé qu’avant de condamner quelqu’un, il faut démontrer que l’accusé savait que la victime se sentait harcelée (c’est clairement le cas ici) ; il faut aussi une forme de crainte de la victime pour sa sécurité, et que cette crainte soit raisonnable.

Et étonnamment, c’est ici que l’affaire a capoté.

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Comme je l’ai dit, la juge Longo a conclu que toutes les démarches de l’accusé étaient en soi du harcèlement.

Mais une vidéo qu’il a prise a soulevé le doute quant à la crainte de Sue Montgomery.

Que voit-on ? On voit la mairesse arriver à l’église devant M. Edgar et ses pancartes. Exaspérée, elle donne des coups de pied dedans. Un échange verbal a lieu. Elle appelle la police. Et elle attend sur le trottoir.

Voilà une « provocation » de la plaignante, écrit la juge.

Provocation ? Ici est résumée toute la perversité du harcèlement : le harceleur emmerde, emmerde, emmerde sa victime. Si elle a le malheur de perdre patience… c’est de la provocation !

Et puis, dit la juge, si elle avait si peur, pourquoi n’a-t-elle pas fui ?

Elle n’a pas fui parce qu’elle attendait la police, peut-être ? Parce qu’elle était dans un endroit public, où plusieurs personnes passaient, peut-être ?

J’ajouterais : parce que c’est une femme exceptionnellement brave. Ne pas avoir peur de confronter son harceleur, le dénoncer, ça ne veut pas dire qu’elle n’est pas inquiète de ce qu’il pourrait lui faire, lui qui déjà lui pourrit la vie. Rien n’est plus fumeux que la notion de « langage corporel » dans UN seul moment.

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Bref, c’est un jugement franchement déplorable, inquiétant même, en ce qu’il vide de sa substance la notion même de harcèlement criminel.

Mme Montgomery a suggéré de changer la loi, après cet acquittement.

Je suggère plutôt de l’appliquer correctement. Il faut qu’un appel soit interjeté, sinon c’est la voie libre à un harcèlement totalement inacceptable. Ou alors il faudra quoi ? Une victime qui tremble à chaque pas ?

Ça n’a pas de sens.