La prison de Bordeaux n'est pas une exception dans l'univers carcéral québécois. Elle n'est ni plus violente ni plus insalubre que les autres établissements de détention de la province, plaide le directeur des poursuites pénales du Canada.

Le ministère public fait appel de la décision de la juge Isabelle Rheault, de la Cour du Québec, qui a réduit la peine de deux trafiquants de drogue en raison de leurs conditions de détention déplorables à Bordeaux.

«C'est vrai que c'est la plus vieille prison du Québec. Personne ne conteste le fait que ce n'est pas le Club Med, admet un procureur dans ce dossier, Michel Denis. Mais est-ce si marqué? Parce que si c'est vrai dans ce dossier-là, toute personne détenue à Bordeaux pourra bénéficier [d'une réduction de peine]. Il va y avoir des pétitions partout au Québec pour être transféré à Bordeaux!»

Les autorités carcérales rejettent d'ailleurs avec force les conclusions de la juge Isabelle Rheault. «C'est facile de dire que Bordeaux est un milieu insalubre et violent, parce que les gens n'ont pas la chance d'aller vérifier, dit Pierre Couture, directeur adjoint du Réseau correctionnel de Montréal. Pourtant, la réalité est tout autre. Ce milieu n'est pas facile; c'est une prison. Mais la violence y est contrôlée, contrairement à ce qui se passe dans la rue.»

M. Couture qualifie le jugement Rheault de «marginal».

Le ministère public compte néanmoins en profiter pour demander à la Cour d'appel d'établir les lignes directrices sur lesquelles se baseront les juges de première instance lorsqu'ils auront à trancher des cas semblables.

Les dispositions du Code criminel adoptées en 2010 permettent à un juge d'accorder 1,5 jour pour chaque journée passée en détention provisoire, mais seulement «lorsque les circonstances le justifient».

Le Code criminel ne précise pas davantage ces circonstances. Résultat, il semble y avoir autant d'interprétations de cette exception qu'il y a de juges au Canada. Elle ne devrait pourtant l'être qu'en suivant des critères strictement objectifs, selon Me Denis. «C'est la position que nous défendons présentement dans tout le pays.»

Le procureur conteste, par exemple, le fait que la juge Isabelle Rheault ait considéré le «peu de vécu carcéral» des deux trafiquants. «Ils n'ont pas la couenne dure pour la prison», a-t-elle déclaré en rendant sa décision.

En suivant ce raisonnement, les hommes perçus comme des durs à cuire auraient moins de chances que les autres d'obtenir une réduction de peine. «En quoi est-ce pertinent?», se demande Me Denis.

L'appel sera entendu le 1er mars.

«Les gangs de rue font la loi»

Robert Beaudry, 59 ans, ne s'était jamais retrouvé derrière les barreaux. Le 14 décembre 2010, il a plaidé coupable à une série d'accusations d'extorsion, de harcèlement et de menaces. En attendant son procès, il a été incarcéré pendant 10 mois à la prison de Rivière-des-Prairies, avant d'être transféré dans l'aile C de Bordeaux, où il a été détenu pendant six autres mois.

Pour ce profane du monde carcéral, le choc a été tel qu'il en a perdu 40 livres.

«Dans cette aile vétuste de la prison séjournent près de 200 prévenus», écrit le juge Claude Provost dans sa décision qu'il a rendue le 25 avril 2012.

«M. Beaudry explique que les prévenus sont laissés à eux-mêmes. Il n'y a que deux gardiens qui surveillent le jour et quatre, la nuit. Il n'y a pas de caméras de surveillance. Sur le plan de l'hygiène, il n'y a que neuf douches pour 200 détenus.

«Le secteur est contrôlé par les membres des gangs de rue qui font la loi, poursuit le juge. Des bagarres éclatent fréquemment et il arrive que pour ramener une paix bien relative, même les détenus non impliqués dans les bagarres soient confinés dans leur cellule pour 24 ou 48 heures.

«Le trafic de drogues est omniprésent, tout comme la consommation d'alcool frelaté», continue le juge Provost, qui note par ailleurs que M. Beaudry «a été victime de la surpopulation carcérale en voyant ses accès aux services de la prison limités par la trop grande demande».

M. Beaudry a été condamné à deux ans de prison. Comme il avait déjà purgé 16 mois en détention provisoire et que le juge a réduit sa peine de 8 mois, il a été libéré sur-le-champ.

«Il y a fréquemment des tentatives d'homicide»

Le 15 avril 2010, Vincent Medhi Auger a poignardé un inconnu en pleine poitrine dans une voiture du métro de Montréal. Il a été incarcéré pendant près de deux ans dans l'aile C de la prison de Bordeaux en attendant son procès.

«Il était avec 180 autres détenus. Ce secteur est prévu pour les détenus membres de gangs. Il y a fréquemment des tentatives d'homicide et on a recours à l'isolement des détenus. L'accusé a témoigné qu'il y avait pratiquement un meurtre par mois; cependant, il n'y a pas eu de témoin indépendant et professionnel», écrit la juge Juanita Westmoreland-Traoré dans sa décision, rendue le 30 janvier 2012.

En réalité, si les règlements de comptes sont fréquents à Bordeaux, ils se terminent rarement à la morgue. Le plus récent meurtre remonte au 21 septembre 2005. Ce matin-là, Mark Sadovski, accusé d'avoir violé des vieilles dames, a été admis à la prison sans obtenir de protection particulière, alors que sa photo était publiée dans Le Journal de Montréal. Le soir même, il a été battu à mort par un groupe de détenus.

La juge a retranché 11 mois à la sentence de quatre ans et demi de détention de Vincent Medhi Auger.

Détenus et prévenus

Dans les prisons provinciales, les détenus ont été condamnés à une peine de moins de deux ans. Les prévenus, quant à eux, n'ont pas encore reçu leur sentence; ils sont incarcérés dans l'attente de leur procès. Il peut s'agir de petits délinquants, mais aussi de criminels importants qui risquent des peines de plus de deux ans.

Ces derniers, une fois condamnés, sont transférés dans un pénitencier fédéral.