Barack Obama a ébloui le monde entier par son talent oratoire. Pour ceux que le désormais célèbre discours de la race aurait inspirés, un bouquin qui rassemble les 100 plus grands discours du XXe siècle vient tout juste de paraître aux Éditions CEC. De Gaulle, Gandhi, Churchill, Kennedy : les phrases les plus éloquentes du dernier siècle y sont rassemblées.

Mais qu'est-ce au juste qu'un bon discours ? L'art oratoire est-il inné ? Nous avons posé ces questions à l'un

des plus grands tribuns du Québec, l'ancien premier ministre Lucien Bouchard.

Q M. Bouchard, pour vous, qu'est-ce que c'est, un bon discours?

R Un bon discours, ça change les choses, ça change les gens. On juge un bon discours à son effet, et ça ne peut pas être uniquement un effet d'estime, comme une performance musicale. Il faut que ça provoque des suites. Pour faire un grand discours, ça prend du souffle, de l'éloquence, de l'érudition. Mais ça prend aussi de grandes occasions. On ne peut pas faire de grand discours pour l'inauguration d'un silo à grain. M. Obama avait justement une occasion de cette nature-là, le renouveau de l'Amérique.

Q Avez-vous des exemples de grands discours?

R Dans l'époque moderne, les discours qui ont le plus marqué sont ceux de Lincoln, Churchill, des grands hommes d'État britanniques, Gladstone, Disraeli. En France, ils ont eu Jaurès, Clemenceau et surtout Malraux, De Gaulle. Il y a eu Martin Luther King et Kennedy aux États-Unis. Les grands orateurs s'inspirent toujours de leurs prédécesseurs. Ils ont en général beaucoup d'érudition, ils ont réfléchi, travaillé. Ils s'inspirent tous des grands de l'Antiquité, Cicéron, Démosthène, qui ont tous laissé de grands traités sur l'éloquence. Pour eux, l'art oratoire, ce n'est pas seulement un spectacle, c'est faire oeuvre de civilisation. C'étaient de grands pédagogues.

Q Avez-vous été impressionné par M. Obama?

R Oui. Il a un véritable talent oratoire. Il a l'amour des mots, l'amour de la langue, il est capable de mettre la langue au service de l'action. Parce que le vrai discours débouche sur l'action, sur la création de l'espoir.

Q Est-ce qu'il y a eu de grands discours au Québec?

R Certainement. Celui d'Henri Bourassa, par exemple, quand l'archevêque irlandais est venu à Montréal, à l'église Notre-Dame, et a prononcé une communication. Il avait dit, en substance, aux Canadiens français: vous avez intérêt à vous angliciser. Henri Bourassa était dans l'assistance et, proprio motu, il est allé en avant et a répliqué à l'archevêque irlandais. Papineau, Mercier et Laurier ont tous prononcé de grands discours. On a eu beaucoup de dirigeants politiques au Québec qui étaient de grands orateurs. On a privilégié l'art oratoire. Je préfère ne pas parler des politiciens contemporains pour ne pas jouer à la belle-mère de l'art oratoire...

Q Au début de votre carrière politique, vous n'étiez pas un bon orateur.



R C'est vrai. Moi, j'étais un plaideur. J'avais mis au point une méthode oratoire. Je me trouvais assez bon. Quand je me suis retrouvé à prononcer mes premiers discours politiques, je l'ai fait comme un plaideur. Ça n'était pas bon. On le voit tout de suite quand on prononce un discours et que ça ne lève pas. Je me suis adapté. J'ai lu. Pendant la campagne référendaire, je me promenais beaucoup en auto, partout au Québec. Je faisais jouer les discours de Churchill dans l'auto tout le temps. Un orateur, ça se forme. C'est comme de l'artisanat. Il faut apprendre. Le rythme, ce qui passe avec une foule. Une foule dans une salle enfiévrée, ce n'est pas comme l'Assemblée nationale. Il faut s'adapter à son auditoire. Il faut s'entraîner. On dit que Churchill se levait, en Chambre, et faisait comme s'il improvisait. Il pouvait même trébucher sur des mots volontairement. En réalité, il passait des dizaines d'heures à écrire ses discours, à les mémoriser, pour ensuite les prononcer. Un bon discours, ça ne s'improvise pas.

Q Qu'est-ce qui est le plus important dans un discours, est-ce la façon dont le texte est écrit ou la façon dont il est prononcé?

R C'est l'émotion. C'est de faire jouer les grandes émotions. Évidemment, c'est dangereux parce que les émotions, il y en a de tous les registres. Il y a eu de très grands orateurs démagogues, comme Hitler ou Goebbels. Ils étaient drôlement efficaces, mais ils faisaient appel aux émotions les plus sordides, les moins nobles. Le rendu, c'est important : ça prend une voix, une diction, une méthode. Mais c'est après que la vraie éloquence commence. La capacité d'entrer en contact avec la salle, de la sentir. C'est une question d'instinct. Il faut se joindre à la salle pour qu'elle se joigne à vous. Et quand un discours est réussi, vous êtes tous ensemble.

Q Qu'est-ce que l'orateur ressent quand ce moment-là arrive ? Quand on a l'impression de toucher les gens, qu'ils réagissent?

R Ce sont des moments d'émotion intense. Après un discours comme ça, on est comme un musicien qui retourne dans sa chambre d'hôtel et qui fait une petite dépression. C'est un grand anticlimax. Ce sont de grands moments, de grands moments de responsabilité aussi. Pendant le référendum, par exemple, on était en face d'une population qui devait décider si elle créait un pays.

Q Est-ce que vous avez eu peur, parfois ?

R Non. Je sentais que c'était un grand moment. Les gens ont voté à 95%. Il n'y a pas eu un instant de violence. Une grande manifestation de démocratie. J'ai été très fier de ça.

Q Et les rédacteurs de discours, sont-ils importants?

R Les Américains ont créé un genre nouveau, les speechwriters. C'est devenu une très grande profession. On n'a pas cela au Québec ni au Canada. Il y a des gens qui font de bons discours. Certains ont travaillé avec moi. De nos jours, les politiciens prononcent tellement de discours qu'ils n'ont plus le temps de les écrire. Lincoln écrivait tous ses discours. Mais il ne parlait pas souvent. Pensons, durant la guerre de Sécession, au discours de Gettysburg. Lincoln arrive au champ de bataille, une hécatombe. Il y a des dizaines de milliers de jeunes, morts. Il arrive la veille des funérailles. Il entre dans une petite maison de fortune. Il écrit son discours durant la nuit. Et il le prononce le lendemain. Un immense discours.

Q Est-ce que l'art oratoire se perd?

R Les politiciens prononcent trop de discours. On parle tout le temps. On est toujours dans le salon des gens avec la télé. On nous donne 10 secondes pour nous exprimer. Alors qu'autrefois les gens parlaient moins souvent, mais plus longtemps. Une des causes de la chute dans la faveur populaire, c'est que les politiciens sont trop là, trop souvent, trop petits. Et on exige même qu'ils aillent faire des émissions de variétés. Obama est en train de nous donner un exemple, là-dessus.