Êtes-vous de ceux qui refusent de visiter un pays en raison d'une politique que vous désapprouvez, d'une tradition qui contredit vos valeurs ou de pratiques qui éprouvent votre bonne conscience? Selon trois experts du monde du voyage consultés par La Presse, la morale des Québécois aurait plutôt tendance à s'effacer à l'étranger. Exploration d'une conscience à géométrie variable.

La conscience à géométrie variable

Laura ne doute pas du charme d'Israël. Ce berceau du monde judéo-chrétien et musulman suscite beaucoup d'intérêt chez la passionnée d'histoire, et ses amis israéliens voudraient bien qu'elle y pose sa valise quelque temps. Mais elle n'y mettra pas les pieds; son désaccord avec la politique intérieure de ce pays est plus fort que toute autre motivation.

«La question que je me pose avant de voyager, c'est: "À qui ira mon argent?" Les gouvernements récoltent beaucoup du tourisme avec les visas, les taxes et tout ça. Je préfère privilégier des pays où les gouvernements ne sont pas des dictatures avérées ou dont les valeurs ne sont pas contradictoires avec les miennes», explique Laura, entrepreneure de 36 ans.

Son aversion pour la répression, par exemple, voilerait le plaisir d'un voyage dans un pays qui bafoue les droits de sa population ou de certains groupes. Birmanie, Arabie saoudite... Laura ne risque pas d'y franchir la frontière de sitôt.

«Des pays parfaits, je sais très bien qu'il n'y en a pas. Et je ne sais pas tout sur tout, évoque candidement la jeune femme. Je fais des choix en fonction de mon niveau de connaissances, et on a tous des choses qui nous touchent plus que d'autres. Moi, c'est la politique.»

Mes valeurs et les tiennes

La jeune femme fait partie d'un bassin encore très marginal, ou à tout le moins fort discret et indépendant, à en croire les experts de l'industrie consultés par La Presse. Rares seraient ceux qui, comme Laura, se questionnent sur l'envers du décor qu'ils s'apprêtent à photographier.

«Il y a des balbutiements. La conscience sociale, quand vient le temps de choisir un voyage, je dirais qu'elle n'est pas là tant que ça. Les gens ne sont pas nécessairement informés, et c'est sûr que nous, on ne fait pas une grosse publicité en lien avec ça», admet Jean Collette, président de l'Association des agents de voyages du Québec.

Quelle proportion de voyageurs refuse de porter certaines estampes dans leur passeport en fonction de pratiques culturelles ou de politiques contraires à leur sens moral? Aucune statistique n'apparaît sur le sujet. Pour pouvoir documenter le phénomène, encore faudrait-il être en mesure d'en définir les balises. Ce qui, croit l'anthropologue culturel Philippe Arseneau, est à peu près impossible à faire.

«Il y a autant de moralité qu'il y a de voyageurs. Il n'y a pas d'unanimité parmi la population sur ce qui est bien ou mauvais, ce qui représente le bien ou le mal dans le monde. Pour un, ça peut être un régime politique, pour un autre, ça peut être des préjugés racistes», expose M. Arseneau.

«Le facteur qui détermine le choix de destinations des voyageurs, ce n'est pas leur conscience, loin de là! Si c'était ça, bien des gens n'iraient pas en Thaïlande, en Inde, en Arabie saoudite... La Terre arrêterait de tourner.»

M. Arseneau observe plutôt un comportement inverse: de nombreux voyageurs qui se croient tout permis et qui «font souvent à l'étranger ce qu'ils ne feraient jamais chez eux». Il donne en exemples les hommes heureux de pouvoir profiter des moeurs légères de la Thaïlande, ou encore, dans une plus commune mesure, des visiteurs du Louvre qui se bousculent devant La Joconde pour prendre l'oeuvre d'art en photo malgré tous les écriteaux qui l'interdisent.

«La vaste majorité des gens partent en voyage pour briser avec leur quotidien, leur devoir de citoyen et tout ce qui représente une obligation. Malheureusement, des gens se comportent en idiots en se disant: "Je suis en vacances, je fais ce que je veux!" L'expression "ce qui se passe à Vegas reste à Vegas" s'applique à l'ensemble de la planète », avance l'homme, fort de plus de 25 ans d'expérience en sciences sociales et culturelles.

Nos valeurs sont-elles exemplaires?

M. Arseneau, aussi diplômé en relations industrielles et en sciences sociales, encourage les voyageurs à faire des choix plus conscients, mais soulève le risque de basculer dans l'impérialisme culturel.

«Ce n'est pas une mauvaise idée de vouloir promouvoir des destinations plus satisfaisantes au point de vue de la conscience sociale, mais ça pourrait être perçu comme un impérialisme intellectuel. Toutes les valeurs ne s'équivalent pas, et nos valeurs ne sont pas nécessairement les bonnes», nuance-t-il.

«C'est une conceptualisation basée sur des acquis qui sont différents d'un pays à l'autre», croit pour sa part André Desmarais, vice-président de l'Association canadienne des agences de voyages. «Il y a des concepts que nous jugeons en tant qu'Occidentaux, mais qui, dans d'autres pratiques, sont tolérés.»

«Les gens qui voyagent ne se posent pas de questions. Ils vont dire: ce n'est pas cher, la mer est belle, on mange bien, on y va. Jamais on n'a ces conversations-là sur l'éthique. Je ne peux pas dire que c'est un élément dissuasif de sélection d'un pays», ajoute-t-il en toute honnêteté.

Des tentatives sont mises de l'avant par certains voyagistes ou agences de voyages. Air Transat, par exemple, consacre une partie de sa brochure promotionnelle à sa philosophie d'être écoresponsable ou de ne pas encourager le tourisme sexuel, avance Jean Collette.

«Ce n'est pas encore assez développé et il faudrait en faire un peu plus pour que les gens s'en aperçoivent, admet-il. Il faut le dire, elle est encore loin, notre morale de voyageur.»

Photo archives AFP

Ma sécurité d'abord

Il serait faux de dire que les pratiques culturelles et religieuses des pays étrangers n'influencent pas les voyageurs dans leurs choix de destinations. Or, les décisions sont principalement basées non pas sur une question de valeurs, mais plutôt sur le sentiment de sécurité. Le tour de la question avec les représentants des principales associations du domaine.

Quels genres de préoccupations les voyageurs exprimeront-ils par rapport à la culture d'un pays à visiter?

Jean Collette, président de l'Association des agents de voyages du Québec: «Ce qui va surtout les ralentir, c'est une crainte sur leur sécurité personnelle. Mais que d'autres individus soient opprimés, la Birmanie est un bel exemple, je suis pas mal certain que si on fait un sondage, 8 sur 10 diraient qu'ils voudraient y aller pour voir Rangoun. Même si on leur disait: "Savez-vous qu'ils massacrent toute une population? Qu'il y a des centaines de milliers de morts, que l'ONU est sur le cas..." On serait sûrement surpris.»

André Desmarais, vice-président de l'Association canadienne des agences de voyages: «Ce sera des raisons de sécurité personnelle. Une guerre civile va empêcher les gens de partir, par exemple.»

Dans quels genres de situations vos clients ont-ils évoqué des craintes?

A.D.: «J'avais un couple qui s'en allait à Vegas après l'événement du tireur fou. Ma cliente me disait qu'elle était inquiète. Je leur ai dit que c'était le meilleur temps pour y aller ! Las Vegas n'est pas une destination normalement dangereuse. L'éruption du volcan à Bali a aussi suscité beaucoup de questions. Les gens se renseignent dans la mesure où ce sont des éléments dont on entend parler. Mais non, ils ne poseront pas de questions sur la situation politique en Birmanie et ils vont aller voir les femmes au long cou.»

J.C.: «Présentement, on sent un courant contre les pays islamiques. Les gens vont hésiter à aller dans des pays musulmans, en Tunisie par exemple. Ou encore, si on pense à la sécurité, ils vont dire qu'ils ne veulent pas aller en Israël parce qu'ils ont en tête que c'est dangereux.»

L'inverse doit aussi exister? Des voyageurs qui se mettent volontairement dans des situations à risque?

Philippe Arseneau, représentant de l'Association des tours opérateurs du Québec: «Je l'ai entendu aussi. Les gens n'iront pas dans certaines destinations pour les mêmes raisons que des gens vont y aller. Les "adrenaline junkies" vont aller dans des pays avec des tumultes politiques et vont même vouloir participer, être au coeur de l'action et avoir des histoires à raconter et des photos à prendre.»

Dans quelle mesure le voyagiste interfère-t-il dans le choix de destination de son client?

A.D.: «Quand on sait que notre client part dans un pays dangereux, la Jamaïque par exemple, on l'avertit du risque potentiel. On va lui conseiller de rentrer avant la tombée de la nuit, de sortir avec un tour organisé, etc. On donne les informations pour qu'il reste en sécurité et on lui dit d'aller vérifier sur le site du gouvernement du Canada à voyage.gc.ca pour prendre connaissance des avertissements en vigueur.»

Photo archives AFP

La grande mosquée Sheikh Zayed, à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis.

Visiter trois pays les yeux fermés

La face cachée de chaque pays a certainement de quoi désenchanter, ne serait-ce qu'un brin, quiconque prévoit le visiter. La Presse s'est prêtée à l'exercice de s'interroger sur un aspect qui pourrait déranger la conscience de certains voyageurs dans trois pays pourtant largement visités par les Québécois.

L'exploitation des travailleurs à Dubaï

Fait

Le centre-ville démesuré de Dubaï attire les visiteurs du monde entier. Or, les voyageurs se réjouiraient-ils autant de visiter les tours les plus hautes au monde s'ils savaient qu'elles ont été érigées par des esclaves des temps modernes? Des travailleurs de l'Inde, du Bangladesh ou du Sri Lanka recrutés par des firmes de construction leur promettant l'eldorado, et qui finissent exploités, endettés et prisonniers, puisqu'on leur confisque souvent leur passeport pour les empêcher de s'échapper.

Observation

«L'Arabie saoudite a encore un pouvoir d'attraction. Dubaï, Abou Dhabi aussi. Et on sait que l'Arabie saoudite est celle qui alimente le plus les concepts de charia, qu'ils supportent les extrémistes musulmans, mais on continue d'aller là. Les plus beaux édifices de Dubaï sont construits par une armée d'esclaves sénégalais, népalais, bangladais... Les gens vont à Dubaï pareil et ils capotent sur Dubaï. Ils vont revenir en disant que c'était écoeurant», remarque Jean Collette.

La prostitution en Thaïlande

Fait

En 2016, le gouvernement thaïlandais a rescapé 244 victimes de trafic sexuel, la majorité étant des mineures. Ce nombre, avance l'UNICEF, ne représente que la pointe d'un iceberg aux proportions démesurées dans ce pays reconnu mondialement comme un bassin sans fin de jeunes filles mises à la disposition des touristes et des mieux nantis du pays.

Observation

«Aux Philippines, en Thaïlande, au Viêtnam... la pédophilie est malheureusement présente depuis des millénaires. Et les gens qui veulent aller en Thaïlande, ils y vont pour le soleil, les paysages, les bas prix. Jamais je n'ai eu un client qui m'a dit que sa conscience lui interdisait d'aller en Thaïlande», observe André Desmarais.

Le président aux États-Unis

Fait

Au lendemain de la présidentielle américaine de l'automne 2016, qui n'a pas vu un statut Facebook de son cousin germain ou entendu sa belle-soeur dire qu'il ou elle n'irait pas aux États-Unis tant que Donald Trump serait au pouvoir ? Pourtant, les données du National Travel and Tourism Office (NTTO) ont démontré que même si le nombre total de touristes étrangers ayant visité les États-Unis de janvier 2017 à juin 2017 avait diminué, le nombre de Canadiens avait augmenté de 4,8 % par rapport à l'année précédente.

Observation

«On a tellement entendu de commentaires de Québécois ou de Canadiens qui ont dit qu'ils refuseraient d'aller aux États-Unis depuis l'élection de Trump. La vaste majorité des Canadiens trouve que c'est un être ridicule et immoral. Mais, concrètement, les gens vont continuer d'y aller. Ce qui va les faire changer d'idée, c'est le taux de change», soulève Philippe Arseneau.

Photo archives The New York Times