Du bout de l'île, on aperçoit la ville et ses gratte-ciel. Et tout autour, la banlieue a conquis chaque parcelle de terrain. Mais au coeur de l'île, parmi les arbres et les bêtes, rien ne semble avoir changé depuis le XVIIIe siècle. Bienvenue dans l'épatante île Saint-Bernard.

À 55 ans, Michel Chagnon est de la troisième génération à travailler au domaine de l'ancienne seigneurie de Châteauguay, à l'île Saint-Bernard. Avant lui, son père et son grand-père avaient passé leur vie au service des soeurs de la Charité.

Aussi bien dire qu'il en est la mémoire vivante. Il se souvient du temps où il y avait encore des vaches, connaît chaque arbre, chaque pierre, chaque tuyau qui passe sous terre, n'ignore aucun coin ni recoin: il avait 10 ou 12 ans quand il a commencé à trotter derrière son père et son grand-père, donnant un coup de main par-ci, faisant un mauvais coup par-là. «L'école, je ne voulais rien savoir, dit-il. Mon but, c'était de travailler ici!» Mais les soeurs grises ne l'entendaient pas de cette oreille. Elles l'ont obligé à terminer son secondaire avant de l'embaucher officiellement (mère d'Youville n'aurait pas fait autrement!). Drôle de coïncidence, la maison qu'il habite, juste de l'autre côté de la rivière Châteauguay, a été la première école construite par les bonnes soeurs.

C'est donc tout naturellement que, lorsque l'organisme Héritage Saint-Bernard s'est vu confier par la Ville le mandat de protection, de mise en valeur et de conservation du domaine, Michel Chagnon a continué de faire ce qu'il avait toujours fait: tout! Il s'occupe de la plomberie, de la chaufferie, des pommiers, même de creuser les tombes des religieuses, dans le cimetière où elles sont enterrées trois par trois sous une modeste pierre blanche. «J'avais 14 ou 15 ans quand j'ai creusé ma première tombe. Au début, ça fait bizarre, mais on s'habitue...», dit Michel Chagnon, l'oeil pétillant du gars qui vit content et fait ce qu'il aime.

On le comprend: à une petite demi-heure de Montréal, ce domaine (et notamment le refuge faunique qui occupe 90% de sa superficie) est un vrai miracle. Sans la farouche détermination des soeurs grises, l'île aurait sans aucun doute été sacrifiée sur l'autel de l'urbanisation, dont la forte pression se fait sentir tout autour. Le bail emphytéotique conclu en 1993, cristallisé en 2010 dans une entente qui protège le territoire à perpétuité, a sauvé in extremis un milieu d'une richesse inouïe planté d'espèces rares, comme l'aubépine ergot-de-coq ou le chêne bicolore, et où l'on trouve la frayère la plus importante du lac Saint-Louis (le lac où l'on pêche le plus au Québec) ainsi que 226 espèces d'oiseaux!

Ce miracle, Héritage Saint-Bernard (HSB) y est pour beaucoup. Plantation d'arbres, création de digues pour protéger les frayères, aménagement de sentiers, recensement de la faune et de la flore, activités d'interprétation et d'éducation, installation de nichoirs pour les merlebleus et les canards branchus... Depuis 25 ans, ce qui avait commencé dans les années 80 par un groupe de jeunes hurluberlus qui se faisaient appeler le Commando des planteux (ils plantaient des arbres sur les rives de l'île pour les protéger de l'érosion) a fait des merveilles.

Luc L'Écuyer, l'un des instigateurs du «commando», est maintenant à la tête d'HSB. C'est avec une fierté légitime qu'il parle de ce qui a été accompli ici - comme tous ceux qui y travaillent, d'ailleurs. Grâce à eux, l'héritage des soeurs de la Charité est protégé et mis en valeur pour le plus grand bonheur de tous.

C'est grâce à cette vision de l'avenir - qui ne perd jamais de vue le passé - que l'on peut marcher dans ces sentiers paisibles sans rien entendre d'autre que le soupir du vent dans les hauts chênes ou le chant des oiseaux.

Un exemple de cette vision est ce vénérable chêne bicolore tombé à l'âge de 215 ans sous la force de l'ouragan Irène. C'était le plus gros du Québec: il faisait plus de 30 m de hauteur, et son tronc atteignait 3,75 m de circonférence! Malgré la convoitise des ébénistes, on a décidé de le laisser doucement retourner à la nature qui l'avait nourri. Sur l'aubier qui révèle le rythme des innombrables saisons qu'il a traversées, quelqu'un a gravé:

Le jour où tu seras décomposé Plusieurs d'entre nous seront passés Je t'ai vu debout Et je t'aime encore.

Pendant qu'on médite sur la-vie-la-mort-l'amour devant ce géant abattu, les mésanges viennent picorer les graines qu'une main amie a disposées pour elles dans un creux du vieux tronc. Pour peu, d'ailleurs, qu'on la leur tende, cette main, elles viendront même s'y percher.

Sur le sentier du retour, avec un rien de chance, on apercevra une biche et son faon qui broutent paisiblement, ou le lent vol préhistorique d'un héron qui s'arrache aux roseaux - tableaux qui, ici, ne sont pas rares, mais ô combien précieux!

ilesaintbernard.com

À voir

Le verger

Planté par mère d'Youville il y a 250 ans, ses plus vieux spécimens sont âgés d'un siècle et demi. Il est certifié biologique par l'organisme Ecocert et ouvert au public pour la cueillette, de la fin septembre jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de fruits. Michel Chagnon, devenu pomiculteur par la force des choses, y plante de nouveaux pommiers avec constance. «J'en ai planté 700 depuis 3 ans. Mon but, c'est de me rendre à 1000, 1300...» En ce moment, le verger compte un millier de pommiers de 17 espèces

Les ruches

À la suite d'une entente avec deux apiculteurs de la région, 26 ruches sont disposées dans l'île, ce qui permet de polliniser les fleurs des pommiers... et de produire un miel très doux, le Miel de l'Île, vendu au pavillon d'accueil du refuge faunique.

Le cimetière

L'île Saint-Bernard, qui a longtemps été un lieu de vacances pour les soeurs grises, reste le lieu de leur dernier repos: le cimetière contient un bon millier de sépultures, dont la plus ancienne remonte à 1896 (les autres se trouvent dans la crypte de l'ancienne maison mère). Par souci d'économiser l'espace, les soeurs sont enterrées trois par trois sous une modeste pierre tombale blanche. La simplicité, la modestie du lieu rendent encore plus poignante la pensée de toutes ces femmes qui ont consacré leur vie à leur prochain sans jamais rien demander en retour.

Le moulin

C'est l'un des plus anciens d'Amérique du Nord. Comme il s'était révélé peu pratique en raison de la trop grande force des vents venus du lac Saint-Louis, mère d'Youville avait décidé de construire un moulin à eau et d'y installer le mécanisme du premier - ce qui explique qu'il soit vide aujourd'hui. À remarquer, sa porte courbée, qui épouse la forme des murs de pierre.

L'aubépine ergot-de-coq

Laissons ici parler le frère Marie-Victorin: «Cette espèce est incontestablement la plus belle et la plus distincte de notre flore: les dimensions de l'arbre, l'aspect des feuilles, épaisses et luisantes, la floraison tardive, permettent de reconnaître facilement le C. crus-galli. Malheureusement, l'espèce est peu répandue dans le Québec: la seule localité connue est Châteauguay, où il existe plusieurs arbres magnifiques groupés dans un espace relativement restreint, à peu de distance du village.» - Frère Marie-Victorin, La Flore laurentienne, florelaurentienne.com

Le chêne bicolore

Le chêne bicolore, l'une des quatre espèces de chênes indigènes du Québec, ne pousse à l'état naturel que dans l'extrême sud-ouest du Québec - dont, notamment, à l'île Saint-Bernard. Sa rareté fait qu'on le considère comme une espèce vulnérable.

Secrets bien gardés

Le bistro La Traite

Aménagé dans ce qui était autrefois la laiterie de la ferme (un joli local tout carrelé de blanc qui a gardé beaucoup de cachet), il doit aussi son nom au fait que l'île abritait naguère un poste de traite. On y propose 26 bières de microbrasseries ainsi que des cidres et des vins locaux à prix doux. Le menu, bref mais soigné, fait la part belle aux produits du terroir. Le sandwich de canard confit, en tout cas, a de quoi faire défroquer un végétarien. La terrasse offre une vue splendide sur le verger, et le service est aussi affable qu'impeccable. Ouvert tous les jours - et jusqu'à minuit les jeudis, vendredis et samedis. Manifestations culturelles à l'occasion.

La salle du Pavillon de l'Île

Ce joli petit théâtre de 400 places, doté d'un café et d'équipements que lui envieraient plusieurs salles montréalaises, offre une riche programmation: humour, chanson, jazz, magie... de Marc Hervieux à Dan Bigras en passant par les soeurs Boulay et François Bellefeuille, il y en a pour tous les goûts, et pour bien moins cher qu'en ville!

Le Manoir d'Youville

De l'extérieur, l'ancienne résidence des soeurs grises, construite dans les années 60, a exactement l'air de ce qu'elle est: une résidence de religieuses des années 60. On a toutefois habilement aménagé l'intérieur pour le rendre un peu plus chaleureux, et on y loue des chambres simples mais impeccables à un prix qui défie toute concurrence, petit-déjeuner inclus. Une idée de week-end, comme ça: spectacle au Pavillon de l'Île, souper à La Traite, dodo au Manoir et douce flânerie le lendemain...