C'est par hasard que j'ai découvert Saint-Fortunat et cette région où les Appalaches déploient leurs vagues amples comme les ondulations de la houle océanique d'une planète géante. Je revenais de la Beauce en vélo. Je m'étais arrêté pour manger à Disraeli, au bord du lac Aylmer, et je cherchais un gîte où dormir, avant de rentrer à Drummondville, où j'avais laissé ma voiture. Dans une brochure ramassée au restaurant, j'ai repéré un gîte situé à Saint-Fortunat, à mi-chemin entre Disraeli et Victoriaville, sur la route 263: l'Auberge In. J'ai appelé. «Mais nous n'ouvrons que demain: nous sommes encore en travaux d'aménagement», m'a répondu la dame au téléphone. J'ai insisté. Et c'est ainsi que je suis devenu le premier client de l'Auberge In.

J'ai donc commencé à pédaler sur la route 263, qui n'est qu'une longue succession de côtes et de descentes. Dans mon esprit, la fatigue qui m'engourdissait les jambes a rapidement cédé la place à la surprise. Je ne m'attendais pas à découvrir une telle splendeur. Pas tout à fait montagnes, mais déjà plus collines, avec leurs flancs où la forêt vient s'enchevêtrer aux prairies des fermes laitières, les Appalaches composent quelques-uns des plus beaux paysages du Québec.

Photo: André Désiront, collaboration spéciale

Roland Quinton, bâtisseur de cathédrales en bois d'allumettes.

Je n'étais pas au bout de mes surprises. Pendant le souper qu'elle m'a offert, la dame de l'Auberge In - elle s'appelle Nicole Vallée - m'avait dit: «Vous devriez aller faire un tour au FIMI!» Au quoi? À l'époque - c'était il y a 15 ans - le Festival international de musique incroyable (FIMI) accueillait tous les week-ends les groupes musicaux les plus improbables dans le cadre d'une programmation éclectique concoctée par l'inénarrable François Gourd, figure emblématique de la contre-culture québécoise et ancien chef du parti Rhinocéros: groupes de jazz, petits ensembles baroques, chansonniers, percussionnistes africains, pianistes classiques...

Ce soir-là, j'ai découvert la musique klezmer avec le groupe Raoul.La file de voitures stationnées le long de la rue Principale du village - 273 habitants aujourd'hui et sensiblement la même chose à l'époque - s'étirait sur au moins deux kilomètres. La salle de l'auberge de Saint-Fortunat (à ne pas confondre avec l'Auberge In!), où le spectacle se déroulait, débordait. Une partie de la foule était restée dehors et les serveuses ne parvenaient que péniblement à se frayer un chemin pour livrer les commandes. La fête a continué bien après la fin du concert. La foule s'égaillait dans le champ situé derrière l'auberge et des conversations entre inconnus s'engageaient sous les étoiles. Ce n'était pas le genre de conversation au cours de laquelle on essaie de refaire le monde: suspendu dans la douceur de la nuit et figé dans la magie de l'instant, le monde était presque parfait.

Je suis retourné à plusieurs reprises dans le petit village des Appalaches. Et j'ai exploré les alentours, avec leurs villages blottis dans les replis de ces montagnes arrondies: Ham Nord, Saint-Ferdinand, Saint-Jacques-le-Majeur, Saint-Julien, Irlande... Les caprices du découpage administratif les éparpillent entre plusieurs régions et sous-régions touristiques: Chaudière-Appalaches, Centre-du-Québec, Cantons-de-l'Est, Bois-Francs, MRC de l'Érable, et j'en passe. Pourtant, c'est bien de la même entité géographique qu'il s'agit, des mêmes vagues de verdure tavelées de jaune et de bistre, de la même beauté intemporelle.En 15 ans, je suis retourné à Saint-Fortunat à plusieurs reprises. La dernière fois, c'était en juillet. L'Auberge In célébrait son 15e anniversaire et, pour la circonstance, Nicole Vallée avait organisé un méchoui. 

Le FIMI n'existe plus, mais des groupes venus de partout continuent à se produire à l'auberge. Les propriétaires, Nancie Carignan et Dominique Martineau, ont repris le flambeau. Le soir de mon passage, ils accueillaient le Groupe Jaune. En septembre, le groupe Habana Café fera vibrer les murs de l'auberge avec ses rythmes cubains. Et tous les week-ends de l'automne, le Festival de blues fournira aux «fancys de Montréal», comme les appelle Dominique Martineau, un bon prétexte pour venir allonger la file de voitures garées le long de la rue Principale du village des Appalaches aux airs faussement endormis.

Photo: André Désiront, collaboration spéciale

Normand Toupin, «alchimiste des dépotoirs»