Qui a dit que les selfies servaient toujours à embellir notre réalité ? Un nombre grandissant d'autoportraits proviennent en fait d'un lieu qui n'a rien de glamour : l'hôpital. Des photos dans lesquelles les gens s'exposent dans leur plus grande vulnérabilité. Souvent dans des situations difficiles. Sommes-nous devenus plus authentiques ? En désespoir d'attention ? Toutes ces réponses ?

« Voir la lumière au bout du tunnel. Récupérer ses forces et surtout se réapproprier son corps. » « Petit selfie pour prouver à tous ceux qui m'ont écrit que je vais bien. » « Trois jours après ma greffe pulmonaire, j'ai fait 45 minutes de vélo stationnaire. » « Premier traitement de chimio. »

Il suffit de taper le nom d'un hôpital à Montréal (ou ailleurs) pour tomber sur ces commentaires très directs (et la plupart du temps du domaine public) qui accompagnent les milliers d'autoportraits (selfies) publiés quotidiennement sur les réseaux sociaux. Le mot-clic #hospitalselfie nous donne accès à un déluge de photographies prises dans les hôpitaux. Mais pourquoi ?

Avi Karp est un jeune homme de 20 ans qui vit à Dollard-des-Ormeaux. Il a l'habitude de publier des photos de lui. 

« C'est générationnel. Il n'y a rien de plus normal. » 

- Avi Karp, à propos des selfies

À l'âge de 12 ans, il a reçu un diagnostic de sclérose en plaques. Depuis ce jour, il a publié plusieurs photos de lui à l'hôpital, dans différents contextes. Mais toujours avec une touche d'humour.

Plus récemment, il a eu un accident de rugby. Il a dû être transporté à l'Hôpital général de Montréal. Une photo a suivi sur Instagram. Avec le commentaire suivant : « Les samedis sont consacrés aux gars. Mais ne vous inquiétez pas, je vais bien. » Et des mots-clics, parmi lesquels #rugby, #ambulance, #onagagné.

« Mon but est d'abord de rassurer les gens autour de moi, nous explique-t-il. Je ne veux pas m'apitoyer sur mon sort. J'essaie de trouver un mot d'humour pour dédramatiser la situation. Les gens qui me suivent le savent. » A-t-il déjà écrit des mots plus émotifs ? « Par rapport à ma maladie, c'est déjà arrivé et j'ai eu la réaction que j'espérais. » C'est-à-dire ? « Des mots de soutien et de réconfort. »

Le nombre d'autoportraits pris dans les hôpitaux est en croissance », note Nellie Brière, spécialiste des réseaux sociaux, même si on ne peut pas parler de « mouvement ».

« C'est dans la nature même du selfie, qui est un outil de communication et de reconnaissance sociale, un alibi de conversation », évalue-t-elle. 

« C'est aussi une manière de s'approprier un lieu. Même si l'hôpital n'est pas un endroit agréable, c'est un lieu marquant et ça peut être un outil d'auto-récit. »

- Nellie Brière, spécialiste des réseaux sociaux

« Il y a beaucoup de gens, par exemple, qui vont documenter leur greffe ou leur chimio en publiant des selfies », ajoute Nellie Brière.

L'entraîneur et culturiste Paul Wright s'est lui aussi servi des réseaux sociaux après s'être déchiré les quadriceps du genou le 13 janvier dernier, à la suite d'une chute dans un escalier. De l'hôpital Santa Cabrini, il a publié plusieurs photos de lui sur Facebook.

« J'ai publié ces photos pour aviser et rassurer mes élèves, nous dit cet ex-Monsieur Canada, qui est notamment propriétaire d'une école d'arts martiaux. Je l'ai fait aussi pour motiver les gens qui ont vécu une situation similaire. Il ne faut jamais baisser les bras. »

Attirants, les autoportraits

L'autoportrait, constate Nellie Brière, est l'élément de contenu qui fonctionne le mieux sur les plateformes numériques.

« Un visage humain, probablement que c'est très ancré en nous, a plus d'impact ou de portée que n'importe quel lieu ou objet inanimé. Donc quand une personne raconte ce qu'elle vit à travers ses autoportraits, ça a un impact sur les algorithmes, mais ce ne sont pas les algorithmes qui dictent son importance, c'est plutôt lié à notre manière de nous comporter socialement. »

N'est-ce pas plus prosaïquement une manière d'attirer l'attention sur soi ?

« Je pense qu'en général, les gens veulent attirer l'attention sur ce qu'ils vivent, mais je considère le selfie plus comme un moyen de communication que comme une façon d'attirer l'attention sur soi, même s'il y a un peu de ça aussi. »

- Nellie Brière, spécialiste des réseaux sociaux

« C'est sûr qu'il y a un écart générationnel. Les gens de plus de 35 ou 40 ans peuvent ressentir un malaise parce que le selfie ne fait pas partie des outils naturels qu'ils ont connus. Ils ont tendance à juger... », note Nellie Brière.

Dans un texte paru il y a deux semaines dans The Guardian, Dawn Foster explique pourquoi elle a publié des photos d'elle (peu flatteuses) durant son séjour à l'hôpital. Une façon pour elle de briser l'isolement, d'interagir avec ses amis, de faire un doigt d'honneur aux conventions de beauté - qu'elle dénonce vigoureusement dans son texte - et enfin pour démystifier sa condition d'épileptique.

Dans le monde anglo-saxon, le mot-clic #HospitalGlam est de plus en plus souvent utilisé par des femmes souffrant de maladies chroniques, qui se photographient lors de leurs traitements à l'hôpital, mais en étant à leur avantage. Question de dignité.

« C'est une façon d'avoir un sentiment de pouvoir dans un espace où on n'en a pas, explique Karolyn Gehrig dans un article de BuzzFeed. À travers l'humour et la culture pop glamour. » Par exemple, la jeune femme, qui souffre d'une maladie orpheline (syndrome d'Ehlers-Danlos), a publié une photo d'elle avec des électrodes sur la tête (recouverte d'un filet), inspirée d'une photo semblable de... Beyoncé.

Des gens décomplexés

À la lecture des commentaires qui accompagnent les selfies d'hôpitaux, on se rend compte à quel point les gens sont décomplexés par rapport aux épreuves qu'ils vivent.

« Personnellement, ça ne me gêne pas que des gens [que je ne connais pas] voient mes publications, nous dit Avi Karp, qui s'apprête à faire un voyage de quelques mois en Australie. Parce qu'il y a une grande part d'humour dans mes commentaires. Est-ce que je publierai des photos de moi si j'avais un cancer ou si j'avais eu un grave accident de voiture ? C'est difficile à dire... Je sais qu'il y en a qui le font. »

Les autoportraits sont en effet souvent accessibles à tous, constate Nellie Brière. « Les gens ont une espèce de confiance en l'humanité. Surtout quand on cherche à donner du sens à quelque chose qu'on vit. C'est rare que quelqu'un tourne ces publications-là en dérision. Même que lorsque les selfies sont publiés en privé, il y a souvent quelqu'un qui demande à l'auteur de les rendre publics, pour pouvoir les partager avec d'autres personnes. »

L'enjeu de la vie privée est réel. Le débat a d'ailleurs eu lieu en France il y a quelques années. Est-ce qu'une personne atteinte de la maladie d'Alzheimer comprend et consent à ce qu'on publie sa photo ou à ce qu'elle se trouve à côté d'une autre personne qu'on a prise en photo ? « Moi, c'est sûr que je ne voudrais pas me voir sur les réseaux sociaux en jaquette d'hôpital dans la photo de quelqu'un d'autre », avertit Nellie Brière.