Retour sur la quinzaine parisienne de la jeune Québécoise.

Le duel

«Profites-en. Et reste dans le moment présent.»

Dans le couloir menant au court central de Roland-Garros, l'entraîneur Nick Saviano s'entretient pour la dernière fois avec Eugenie Bouchard avant son match. Ce n'est pas le moment de faire un long discours. Dans une minute, l'athlète de 20 ans foulera le court central contre son idole de jeunesse, la Russe Maria Sharapova, devant 14 911 spectateurs sans compter les téléspectateurs partout dans le monde. L'enjeu: une place en finale de Roland-Garros.

Après avoir gagné la première manche, elle perd la deuxième, puis tire de l'arrière à la troisième. Même à 2-5, son entourage dans sa loge - sa mère Julie Leclair, des amis de la famille, ses commanditaires, sa massothérapeute, ses agents, Louis Borfiga de Tennis Canada, le capitaine de la Fed Cup Sylvain Bruneau et son entraîneur Nick Saviano - reste positif, même la marge d'erreur est maintenant inexistante. «Même à 2-5, je pensais que c'était possible, dit Sylvain Bruneau. Je voulais qu'Eugenie gagne son service pour faire servir Sharapova pour le match. On ne sait jamais à ce moment-là...»

Mais deux heures et demie plus tard, après avoir foulé le court central, Eugenie Bouchard est de retour au vestiaire. Déçue. Silencieuse. «Elle n'était pas rassasiée, dit Sylvain Bruneau. Elle croyait légitimement en ses chances.» «Même si je n'ai pas joué du superbe tennis, j'étais très proche de la battre», dit la principale intéressée aux médias. Ce sera la seule conférence de presse du tournoi que la nouvelle coqueluche du tennis féminin fera sans sourire.

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La préparation

Il y a un mois, la possibilité de perdre la demi-finale de Roland-Garros en trois manches apparaissait plutôt impensable.

Soit, Eugenie Bouchard s'est révélée comme l'une des jeunes vedettes du tennis féminin au début de l'année aux Internationaux d'Australie en atteignant les demi-finales, mais sa saison de terre battue avait plutôt mal commencé. Après un premier tournoi encourageant aux États-Unis - bémol important: ce n'est pas la même terre battue qu'en Europe - , Eugenie Bouchard a été éliminée en quart de finale d'un tournoi où elle était deuxième tête de série au Portugal. Elle a ensuite subi deux défaites au premier tour, contre la troisième raquette mondiale Agnieska Radwanska puis l'ancienne championne de Roland-Garros Francesca Schiavone.

Comme son entraîneur, Nick Saviano, n'est pas avec elle à temps plein sur le circuit - il dirige aussi son académie de tennis en Floride -, Tennis Canada avait engagé un partenaire d'entraînement pour elle durant la saison de terre battue. Celui-ci sera remercié. «Ça n'a pas marché», dit simplement Sylvain Bruneau.

Les choses ne vont tellement pas comme prévu que le clan Bouchard songe très brièvement à laisser tomber le tournoi de Nuremberg, en Allemagne, pour s'entraîner plus longtemps à Roland-Garros. La discussion est courte: comme elle a besoin de jouer des matchs, Eugenie Bouchard ira donc en Allemagne et son entraîneur Nick Saviano, un ancien joueur du top 50 à la fin des années 70, la rejoindra quelques jours plus tôt que prévu. «Nick l'a recadrée sur le plan mental et elle a repris ses repères», dit Sylvain Bruneau.

En gagnant le premier titre de sa carrière sur le circuit de la WTA, elle était (enfin) prête pour Roland-Garros.

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Photo Daniel Karmann, AP

Il y a trois semaines au tournoi de Nuremberg, Eugenie Bouchard a remporté son premier titre de la WTA en défaisant la Tchèque Karolina Pliskova en finale.

La pause toilettes

Deuxième tour de Roland-Garros. Certains visages sont plus longs que d'habitude dans la loge des joueuses sur le court 7 en ce mercredi matin frisquet.

Après avoir corrigé sa rivale au premier tour, Eugenie Bouchard, 16e raquette mondiale, éprouve toutes sortes de difficultés à son deuxième match contre Julia Goerges, modeste 107e joueuse mondiale.

Le match a mal commencé notamment à cause du survêtement de son adversaire. Après l'échauffement, Julia Goerges est allée au vestiaire, question de retirer le survêtement par-dessus sa jupe. «Il faisait froid et Eugenie est restée là à attendre 10 minutes», dit Sylvain Bruneau.

De retour du vestiaire, Julia Goerges est plus expéditive sur le terrain. «Eugenie a commencé le match tendue, dit Sylvain Bruneau. Il n'y avait pas d'échanges, Goerges frappait super fort et Eugenie n'a jamais pu prendre son rythme.»

Après la première manche perdue 2-6, c'est au tour d'Eugenie Bouchard de visiter les toilettes. «J'ai une petite vessie», a-t-elle expliqué en souriant en conférence de presse après le match. Seule la principale intéressée sait ce qui s'est véritablement passé durant cette pause. Mais aller aux toilettes quand les choses se corsent est une vieille tactique au tennis professionnel. «Quand j'ai commencé sur le circuit, tous les joueurs avaient besoin d'aller aux toilettes à 5-4 quand je servais pour le set», disait Roger Federer à la blague plus tôt durant le tournoi.

Entre les manches, la pratique est tolérée, voire acceptée, surtout entre les deux premières manches. Après le match, son adversaire Julia Goerges ne s'en est d'ailleurs pas formalisée. «Eugenie prend rarement une pause durant un match, dit Sylvain Bruneau. Cette fois-ci, elle l'a fait. Je suis content qu'elle l'ait prise, ça lui a servi.»

Une fois qu'Eugenie Bouchard est revenue sur le terrain, Julia Goerges fait une brève mais grave erreur qui lui coûtera le match. «Soudain, il y a eu quelques longs échanges qui ont permis à Eugenie de reprendre son rythme, se rappelle Sylvain Bruneau. Quand j'ai vu ça, je me suis retourné et j'ai dit à Nick (Saviano, l'entraîneur d'Eugenie): "Parfait, c'est de ça qu'elle a besoin".» Sylvain Bruneau, qui connaît Eugenie Bouchard depuis qu'elle a 10 ans, a raison: l'athlète de Westmount gagne 11 des 12 derniers jeux, et le match.

«Dans un Grand Chelem, il y a toujours un jour où tu sens moins tes coups. Un grand joueur trouve une façon de gagner cette journée-là. C'est ce qu'elle a fait ce jour-là», dit Louis Borfiga, vice-président du développement de l'élite de Tennis Canada.

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Photo Patrick Kovarik, AFP

Après une première manche difficile contre la 107e joueuse mondiale Julia Goerges, Eugenie Bouchard s'est ressaisie pour finalement remporter le match.

La photo

Glamour, la vie de joueuse de tennis professionnelle? Quand même un peu, surtout si vous êtes l'une des vedettes montantes du circuit.

Eugenie Bouchard ne joue pas ce samedi alors qu'Owen Wilson traîne dans le salon des joueurs. Une connaissance présente l'acteur américain à Nick Saviano, qui le présente à son tour à l'athlète de 20 ans. «Il m'a dit qu'il m'avait vue jouer à la télé. Je suis une très grande fan. Wedding Crashers et le film sur Google, c'était fantastique!», dit Eugenie Bouchard, qui a publié la photo sur son compte Twitter.

Outre cette photo avec Owen Wilson, les deux dernières semaines ont été plutôt tranquilles côté glamour. Pas de visites touristiques à la tour Eiffel ni de soirées mondaines. «À l'exception du tennis, ce furent deux semaines assez plates, au fond, dit Nick Saviano. Durant un Grand Chelem, vous ne voyez pas les joueurs sortir en ville. Tout le monde essaie de conserver son énergie.»

Tous les détails de la routine sont scrutés au peigne fin. Ainsi, Eugenie Bouchard ne porte jamais son sac de tennis entre ses entraînements. «Ce n'est pas un détail, ça pèse 25 livres, ce sac-là, dit Nick Saviano. Durant un tournoi, on veut que nos joueurs conservent leurs énergies pour les matchs, on ne veut pas qu'ils marchent d'un bout à l'autre du site avec 25 livres sur le dos. C'est pourquoi je porte son sac ou quelqu'un d'autre dans l'équipe.»

Comme pendant toutes les semaines importantes dans l'année, Eugenie Bouchard est épaulée par deux figures qui lui sont familières depuis longtemps: son entraîneur Nick Saviano, qui la suit de près ou de loin depuis qu'il l'a accueillie à son école en Floride à l'âge de 12 ans, et Sylvain Bruneau, le capitaine de la Fed Cup qui l'a vue jouer pour la première fois à 10 ans dans des camps de Tennis Canada.

«Déjà à 10 ans, sa soif d'apprendre et de s'améliorer était unique, se rappelle Sylvain Bruneau. Quand tu entraînes des filles de 10 ans, tu dois sans cesse répéter pourquoi un exercice est important, car elles oublient. Et 98% du temps, ça ne marche pas tout de suite et elles préfèrent retourner à leurs habitudes qui leur permettent de gagner. Eugenie voulait gagner mais elle voulait avant tout apprendre et s'améliorer. Elle posait plein de questions. Je n'ai jamais revu ça à un tel degré chez une fille de 10 ans depuis.»

Encore aujourd'hui, contre les Sharapova et compagnie, cette volonté de se concentrer sur la manière plutôt que le résultat la sert bien. «Elle est assoiffée de victoire mais durant un match, elle se concentre sur ses objectifs qui lui permettront de bien jouer, dit Sylvain Bruneau. Elle se concentre sur ce qu'elle peut contrôler, pas sur le résultat final.»

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Photo tirée de Twitter

L'acteur Owen Wilson en compagnie d'Eugenie Bouchard dans le salon des joueurs.

Climat tendu à l'entraînement

«Je te donne mon opinion. Je n'ai pas le droit de te donner mon opinion?», demande Eugenie Bouchard à son entraîneur Nick Saviano.

Le climat est tendu à l'entraînement à la veille du duel de demi-finale contre Maria Sharapova. À plusieurs reprises, Eugenie Bouchard et Nick Saviano argumentent sur le terrain. À la fin de l'entraînement, la joueuse décide qu'elle en a assez, frappe une balle dans les gradins et quitte le terrain. La veille d'un match aussi important, la scène a de quoi surprendre.

«Nous avons déjà vécu bien pire que ça à l'entraînement, dit Nick Saviano. Et vous savez quoi: ce fut une bonne chose. Il ne restait que quelques services à faire de toute façon. Plus tard dans la journée, on en riait.»

Le soir même, Nick Saviano est allé souper avec Eugenie Bouchard et sa mère, comme presque tous les soirs durant Roland-Garros. Leur restaurant préféré: NoLita, un resto italien avec vue sur les Champs-Élysées.

Le lendemain matin, Nick Saviano était à la table de la famille Bouchard au déjeuner ou plutôt au petit-déjeuner, comme on dit à Paris. L'entraîneur prend rarement le premier repas de la journée avec sa joueuse. «Je ne veux pas être là tout le temps, sinon elle cesserait d'entendre mes conseils plus tard dans la journée», dit-il.

Mais ce matin-là est spécial, et le 58e anniversaire de naissance de Nick Saviano n'y est pour rien. «Elle se sentait en forme, elle riait et elle blaguait beaucoup dans l'auto qui nous amenait au stade», dit Nick Saviano.

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Le jour du match

Le jour d'un match, l'horaire d'Eugenie Bouchard est planifié à la minute. Pour son match à 15h, une voiture du tournoi vient la chercher à l'hôtel à 11h15. À 11h55, elle commence un étirement d'une trentaine de minutes avec son préparateur physique Scott Burns, engagé plus tôt cette année et réputé sur le circuit puisqu'il a déjà travaillé avec Sharapova, Ivanovic et Azarenka. À 12h30, entraînement léger de 30 minutes sur le court central. Ensuite, un dîner de pâtes. L'heure précédant son match, Eugenie Bouchard se retire au vestiaire.

Son entraîneur vient la rejoindre une vingtaine de minutes avant le coup d'envoi pour passer en revue le plan de match. Puis son préparateur physique fait une dernière activation de 10 minutes, juste avant l'entrée sur le terrain. Contre Sharapova, elle sera en mesure d'appliquer le plan de match durant une manche et demie. «Au tennis, la ligne est mince entre la victoire et la défaite», dit Nick Saviano.

Le match se termine peu avant 18h, mais le temps de s'étirer, faire le bilan avec ses entraîneurs, donner des entrevues aux médias, souper (pardon, dîner) puis se faire masser, il lui faudra deux heures avant de quitter le stade Roland-Garros. Avec un chèque d'environ 615 000 $ CAN, des souvenirs impérissables et, surtout, une leçon de plus pour la prochaine fois où elle cognera à la porte d'une finale du Grand Chelem.

Photo Miguel Medina, AFP

Malgré un accrochage avec son entraîneur la veille de la demi-finale, Eugenie Bouchard a connu de bons moments lors de son duel contre Maria Sharapova.