Depuis presque 11 ans, la Montréalaise Andréanne Morin s'expatrie à London, en Ontario, pour s'entraîner au centre national d'aviron. Elle rêve d'un podium olympique. À la fin du mois d'avril, La Presse a rendu visite à la seule Québécoise membre du huit de pointe. Avertissement: conditions météo extrêmes.

Le temps gris en cette froide matinée de la fin avril semblait annoncer de la pluie. Les filles s'apprêtaient à mettre les embarcations à l'eau quand il s'est mis à neiger. De gros flocons mouillés que des bourrasques balayaient presque à l'horizontale. «Tu es sûr que tu veux aller sur l'eau?», a demandé Lesley Thompson-Willie.

La barreuse de 52 ans a posé la question pour la forme. L'idée de l'entraîneur John Keogh était déjà arrêtée. Ni la neige ni la pluie qui suivrait, ni les vents à 70 km/h : rien ne stopperait ses rameuses. Personne n'a rechigné. Après les longs mois d'hiver d'entraînement en salle sur ergomètre, entrecoupés de trois séjours en Floride, elles étaient heureuses de glisser sur l'eau, quitte à s'en prendre littéralement plein la gueule.

Ça endurcit, souligne Andréanne Morin, chef de nage du huit de pointe féminin canadien, médaillé d'argent aux derniers Championnats du monde, derrière les États-Unis. «Lors de journées comme ça, qui sont complètement pitoyables, on se dit qu'on va les punir, les Roumaines, pour ne pas avoir fait cet entraînement-là, lance la Montréalaise de 30 ans. Ou que les Néerlandaises ne sont pas en train de faire ça, elles ne sont pas tough. Ou que les Américaines sont au chaud en Californie...»

À part les rameuses, quelques hirondelles et un castor, il n'y avait pas âme qui vive sur le lac Fanshawe, réservoir artificiel à l'est de London, en Ontario, où est situé le centre national d'entraînement de l'équipe féminine depuis les années 80. Éparpillés sur une embarcation quadruple, une double et un skiff, les membres de l'équipe ont passé un peu plus de deux heures sur l'eau, franchissant un peu moins que les 20 kilomètres prévus au départ.

Debout sur le petit ponton qu'il pilote, la tête penchée pour bien analyser la mécanique de ses rameuses, Keogh est le patron sur l'eau. Tuque sur la tête, enveloppé dans un épais manteau de duvet, il passe calmement ses remarques, parfois avec un mégaphone, invitant une telle à remonter son épaule «extérieure», une autre à bien pousser sur ses talons au début du mouvement.

«Il parle doucement, mais c'est un dur de dur», assure Morin au sujet de l'entraîneur australien, arrivé au Canada en 2010 après avoir dirigé le huit britannique aux derniers Jeux olympiques, à Pékin. Sa présence a contribué à convaincre la Québécoise de replonger pour les JO de Londres après deux années sabbatiques au cours desquelles elle a poursuivi des études en droit à l'Université de Montréal.

Assise sur le côté du ponton, Lesley Thompson-Willie, le visage entièrement caché dans le capuchon de son imperméable, n'a presque pas parlé de la séance, étirant parfois le cou pour mieux observer ses coéquipières à l'ouvrage. «Si elles ne voulaient pas gagner, elles ne seraient pas sur l'eau en ce moment», lâche la légendaire barreuse - elle se prépare pour ses septièmes JO! - lorsque questionnée sur ces conditions d'entraînement pour le moins rugueuses.

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Après l'entraînement matinal, tout le groupe va déjeuner au James' Place. Une section complète est réservée pour l'équipe, qui a ses habitudes à cet authentique diner ontarien depuis plusieurs années. Les murs arborent des photos autographiées d'anciennes rameuses, comme les triples championnes olympiques Marnie McBean et Kathleen Heddle.

Devant ses trois oeufs-toasts-tomates, Morin raconte combien la dernière semaine, consacrée à la sélection finale des membres du huit, a été stressante. Pendant trois jours, les rameuses ont participé à des seat races, courses en paire où chaque athlète cherche à assurer son siège dans le huit qui participera aux deux Coupes du monde du mois de mai, et ultimement à la régate olympique. Elles étaient une quinzaine pour huit postes. Après huit mois à s'entraîner ensemble et parfois quatre années.

Malgré son statut de vétéran de deux Jeux olympiques et de chef de nage aux derniers Mondiaux, celle que tout le monde appelle Andy n'a rien tenu pour acquis. «On ne sait jamais vraiment ce que pensent les coachs, explique Morin. La fille avec qui je ramais aujourd'hui [Krista Guloien], elle est passée à la moulinette. Ils l'ont retestée même si elle est avec l'équipe depuis 2006. Ce n'est pas un processus très clair ni expliqué.»

Keogh a annoncé ses choix sans façon. Après un entraînement, il a convoqué chaque heureuse élue à une réunion. Aux autres, il a eu la délicate tâche d'annoncer qu'elles étaient retranchées, un mot qu'il refuse d'employer. «Je préfère parler de décision de sélection, précise-t-il. C'est la tâche la plus difficile de mon métier, surtout à la fin d'un cycle olympique. Pour plusieurs, c'est la fin de leur carrière.» Il leur restait quand même un espoir: la possibilité de participer au deux sans barreur, qui n'est pas encore qualifié pour les JO.

Morin participera donc à ses troisièmes Jeux olympiques. Septième et exclu de la finale à Athènes, le huit canadien était parti pour la gloire à Pékin, avant de s'essouffler à 100 mètres de la ligne et de glisser en quatrième place, à trois quarts de seconde du podium. Le résultat a été difficile à avaler, mais a néanmoins convaincu l'étudiante en droit de se réengager pour Londres. «Si on avait gagné une médaille ou si on avait fini sixièmes, je ne serais pas ici», dit la diplômée en économie politique de la prestigieuse Université Princeton, avec qui elle a gagné le championnat de la NCAA en 2006.

Le travail des dernières années, l'argent des derniers Mondiaux en Slovénie et l'expérience de l'équipage - la majorité de ses membres a franchi le cap de la trentaine - sont autant de facteurs qui convainquent Morin que le podium olympique est atteignable: «On veut la médaille d'or et non l'argent, parce que des médailles d'argent, j'en ai déjà un paquet, merci!»

Après 45 minutes à table, il faut repartir. Comme la facture est assumée par un bienfaiteur, les filles n'ont qu'à laisser un pourboire. L'attention est appréciée. L'aviron est un sport dépourvu de commanditaires. «On ne nous fournit même pas de vêtements, résume Morin. C'est vraiment un job à temps plein... mais on n'est pas payées. On fait ça pour l'amour du sport.»

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Les rameuses se retrouvent quelques minutes plus tard à leur autre quartier général, un ancien bâtiment industriel reconverti en salle d'entraînement il y a deux ans. Des représentantes du Centre canadien pour l'éthique dans le sport les attendent pour des tests antidopage. «C'est la troisième fois en deux semaines», souligne Morin, nouvelle représentante des athlètes pour l'Amérique du Nord à l'Agence mondiale antidopage.

La journée se poursuit avec une séance de musculation et un cours de Pilates. Au menu, un circuit de huit stations où les filles s'arrêteront chaque fois deux minutes: poids, pompes, redressements assis, etc.

Physiquement, le groupe est impressionnant. À 5'11 et 160 livres, Morin est parmi les plus petites. «Je ne suis pas la plus forte ni la plus musclée, mais sur l'eau, je suis un terrier, féroce!», lance-t-elle en riant.

Chose certaine, elle impose le respect. Il suffit qu'elle se coupe accidentellement un doigt avec un élastique de Pilates pour qu'une coéquipière lance: «Notre leader est tombée au combat!» C'est dit à la blague, mais ça donne une idée du statut réel de celle dont l'entraîneur admire la «ténacité».

Comme d'habitude, Thompson-Willie participe aux exercices en salle. Même s'il commande un minimum de forme physique, son rôle de barreuse n'exige pas un tel régime d'entraînement. «Mais pour pouvoir diriger les filles sur le bateau, je dois savoir comment elles se sentent en plein effort», relève la femme de 52 ans.

Après le Pilates, Morin et ses coéquipières rentrent à la maison pour un repos de quelques heures. La Québécoise fait le vide en allant promener sa chienne Béatrice, terrier noir à qui elle parle français. «C'est un moment où je dois me reposer mentalement, où je ne peux pas penser à l'entraînement, où je ne suis pas chez moi à recalculer des temps...»

Ça ne dure pas longtemps. À 16 h 30, toutes les rameuses sont de retour pour une ultime séance d'ergomètre, cet instrument de torture qui fut leur compagnon tout l'hiver.

Elles n'ont pas à chercher loin leur source de motivation. Deux représentations des médailles d'or olympiques ont été découpées et affichées sur le «mur des mots», grands cartons où les rameuses sont invitées à inscrire leur inspiration du moment, comme cette pensée du champion olympique de bosses Alexandre Bilodeau: «Pas de regrets...»

La plus récente avait été écrite le jour même, avec une référence au site qui accueillera les épreuves d'aviron en banlieue de Londres: «Dominer le vent et la météo = la meilleure préparation pour Dorney.»