L’avez-vous constaté ? Savouré ? Sur un coup de tête, il est à nouveau possible d’inviter une copine, pourquoi pas s’asseoir au café, ou, soyons fous, emmener les enfants au ciné ? Il y a un doux parfum de liberté (retrouvée) dans l’air, c’est clair. Analyse, nuances, et surtout conseils pour préserver cette légèreté (et on ne parle pas de conseils sanitaires ici…).

Fait vécu : par un beau samedi matin, sous l’impulsion du moment, l’envie soudaine d’aller voir une pièce de théâtre dont tout le monde nous parlait nous a pris. Trois clics plus tard, les billets étaient réservés. Pour le soir même, sans aucune autre formalité.

Puis en sortant, on irait prendre une bouchée, a-t-on décidé. Où donc ? Là où la faim et la soif nous porteraient.

Banalité ? Pas exactement. Souvenez-vous des derniers mois : les files d’attente, la planification requise pour tout, partout, pour la moindre activité. Aussi futile soit-elle. Ramasser une bouteille de vin nécessitait une certaine (et exaspérante !) organisation…

Si la pandémie n’est pas finie, l’allègement des restrictions aidant, une certaine légèreté semble à nouveau s’installer. Et elle fait le plus grand bien.

Le bonheur spontané décortiqué

Il y a deux « façons » d’être heureux, explique David Robichaud, professeur de philosophie morale et politique, à l’Université d’Ottawa. Il y a ce bonheur « cérébral », associé à une certaine réflexion : « où j’en suis, à quel point j’ai réalisé mes projets, etc. », illustre-t-il, un bonheur malheureusement fragile, puisque souvent à la merci du qu’en-dira-t-on et, surtout, de la comparaison. Et puis, il y a ce bonheur ici et maintenant, un bonheur plus « carpe diem ». « La spontanéité est associée à cette deuxième face du bonheur », confirme le philosophe. Un bonheur où l’on n’est pas dans les grandes réalisations, encore moins dans la planification à long terme, mais bien dans le ici, maintenant, tout de suite.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

David Robichaud, professeur de philosophie morale et politique à l’Université d’Ottawa

La spontanéité nous ramène sur la voie plus sûre du bonheur, plus concret et moins fragile.

David Robichaud, professeur de philosophie morale et politique, Université d’Ottawa

Certes, pour y avoir accès, encore faut-il en avoir les moyens. Ou plutôt la liberté. « La spontanéité présuppose la liberté, poursuit-il, des conditions de liberté, il ne faut pas qu’on soit submergé par des tâches quotidiennes […] et il faut avoir la capacité de prendre une décision rapidement. » On comprend qu’en plein confinement, avec un couvre-feu en prime, et les enfants à scolariser, ces conditions n’étaient pas exactement au rendez-vous. D’où la joie de les retrouver, assurément. « Et pour l’instant, il y a une plus-value à ces comportements-là, parce qu’ils nous ont manqué ! »

D’ailleurs, la pandémie aura peut-être permis de nous faire réaliser à quel point ces libertés nous sont chères : « On a pris conscience à quel point nous avons un niveau de liberté phénoménal […] On en a pris conscience quand plus rien n’était possible en matière de spontanéité sauf… la marche ! »

Une spontanéité de perdue, dix de retrouvées

Rachida Azdouz, psychologue et essayiste, à qui l’on doit une réflexion sur le vivre ensemble, est plus nuancée. Certes, la pandémie et toutes ses consignes sanitaires nous ont enlevé une certaine forme de spontanéité (qu’elle définit comme un « état d’esprit », relevant de l’« imprévu », à la fois « intrinsèque » et surtout « irréfléchi »). Fini le temps où l’on faisait spontanément la bise en croisant un ami, on s’entend. Nos allées et venues sont aujourd’hui plus calculées et coordonnées, masque et passeport sanitaire obligent.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Rachida Azdouz, psychologue et essayiste

Oui, on a perdu une forme de spontanéité, mais on en a gagné une autre !

Rachida Azdouz, psychologue et essayiste

Une autre spontanéité ? « La spontanéité d’occuper son temps qui était destiné à faire autre chose ! », répond-elle. Et ceci, grâce à la pandémie ? Parfaitement : une sorte de spontanéité forcée (« on nage en plein paradoxe », reconnaît la psychologue), dans une société où d’ordinaire, hors pandémie, tout est planifié et archi organisé : travail, sport, enfants, sorties. « La pandémie ayant rendu impossibles certaines activités, on a été obligés de repenser cette routine », fait-elle valoir. Repenser pour meubler spontanément les trous, en quelque sorte.

Un exemple ? Impossible de voir des amis, de recevoir ou d’être reçus ? « Tiens, si on allait marcher au crépuscule ? Et si on faisait un pique-nique ? », illustre-t-elle.

D’après la psychologue, la pandémie et tous ses interdits nous ont ainsi amenés à remettre en question nos habitudes : « Et quand tu questionnes, dit-elle, tu expérimentes. Et tu es dans la spontanéité. »

Son conseil ? Avec l’allègement des consignes sanitaires, et le retour à une vie de plus en plus normale, peut-être serait-il bon de garder certains trous, ou « fenêtres ouvertes », pour permettre d’y insuffler de temps à autre certaines activités « non planifiées » si cela nous fait du bien. Mais attention : ce n’est pas nécessairement pour tout le monde. Question de tempérament, certains sont moins à l’aise avec l’absence d’organisation, et peuvent trouver cela anxiogène. « Il ne faut pas non plus tomber dans la dictature de la spontanéité ! »

Le cas de la spontanéité parentale

Rachida Azdouz n’est pas seule à penser que la pandémie nous a ouverts à des activités spontanées insoupçonnées. Même si elle préfère parler de « flexibilité », la sociologue Diane-Gabrielle Tremblay, spécialiste en gestion des ressources humaines et professeure à la TELUQ, croit elle aussi que les 18 derniers mois ont – et, oui, c’est « paradoxal », reconnaît-elle – apporté une bonne dose de souplesse aux Québécois, tout particulièrement aux familles.

PHOTO FOURNIE PAR DIANE GABRIELLE-TREMBLAY

Diane-Gabrielle Tremblay, sociologue, spécialiste en gestion des ressources humaines et professeure à la TELUQ

Étude à l’appui (L’effet paradoxal de la pandémie sur l’articulation travail-famille : le cas du Québec, publié avec sa collègue Sophie Mathieu dans la revue Interventions économiques), la chercheuse explique que contre toute attente, et malgré l’école à la maison, le couvre-feu et tout ce dont on se souvient trop bien, « la conciliation a été plus facile ! ». Plus facile qu’à pareille date l’année d’avant l’enquête (2018), bien avant la pandémie.

Consultez l’enquête

Pourquoi ? Outre les fameux « trous » gagnés en temps, les familles n’avaient en prime pas de « temps de déplacement » vers l’école, la garderie, ni les activités sportives. « Et cela permettait peut-être d’organiser les activités familiales avec plus de spontanéité », avance la sociologue. Sans oublier le télétravail, qui a assurément permis une certaine « souplesse » ou « marge de manœuvre » aux travailleurs, compensant les contraintes sanitaires par ailleurs si rigides (« un petit espace de fluidité à l’intérieur de toutes les contraintes »). Avec, par exemple, l’option d’aller faire ses courses le matin, ou pourquoi pas aller à la SAQ sur l’heure du midi. « Les employeurs ont été compréhensifs », confirme aussi l’enquête.

Est-ce donc à dire que pour se permettre d’être spontanés, encore faut-il en avoir le temps ? « Je pense que oui, conclut la sociologue. Effectivement, pour avoir des activités spontanées, il faut des trous dans l’agenda quelque part. » Sur ce, amis de la spontanéité, vous savez ce qu’il vous reste à faire…