(Dublin) Chaque jour, à l’aube, Aoife Diver, enseignante à Dublin, quitte la maison de son oncle et traverse la capitale irlandaise pour se rendre à l’école. Le trajet lui prend parfois 90 minutes.

Ce qu’il faut savoir

Des Irlandais peinent à se loger à Dublin en raison de la flambée des loyers. Des travailleurs doivent donc parcourir des dizaines de kilomètres, pendant des heures, pour atteindre leur lieu de travail.

Deux tiers des Irlandais âgés de 18 à 34 ans vivent encore chez leurs parents.

Le loyer mensuel moyen à Dublin s’élève à 2102 euros (3091 $) alors que le salaire est d’environ 3285 euros par mois (4830 $).

Le soir, elle fait le chemin inverse. Un soir récemment, un chapelet de feux de freinage s’étendait presque à l’infini devant elle, dans un bouchon tellement dense qu’elle y était toujours quand la nuit est tombée.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Auparavant, elle partageait une maison avec cinq amis près de son école, dans le sud de Dublin. Mais l’an dernier, le loyer et les factures ont atteint près de la moitié de son salaire : elle a dû retourner vivre dans sa famille.

« Les très rares logements libres sont hors de prix pour moi, dit-elle. Un jour, je devrai probablement quitter Dublin ; je ne pourrai jamais m’offrir une maison ou un appartement ici. »

PHOTO PAULO NUNES DOS SANTOS, THE NEW YORK TIMES

L’enseignante Aoife Diver doit faire jusqu’à une heure et demie de trajet en auto chaque jour.

La montée en flèche des loyers fait que bien des gens ont du mal à se loger à Dublin et ailleurs en Irlande. Certains quittent le pays. D’autres mettent des heures à rejoindre leur lieu de travail. Enseignants et travailleurs sociaux ne vivent plus dans les quartiers où ils travaillent. Les couples de professionnels ne peuvent plus acheter de logement ; les gagne-petit craignent de devenir sans-abri.

Fractures

Les récentes émeutes anti-immigration de Dublin ont été exacerbées par la colère des gens qui peinent à payer leur loyer et ont révélé au monde entier les profondes fractures que la crise a créées. On est loin d’une solution.

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Marche contre le racisme à Dublin après les émeutes anti-immigration de novembre, dont la pénurie de logements a été l’un des moteurs

Selon des experts, ce problème a pris des décennies à surgir. Il est devenu un enjeu central de la politique irlandaise.

« De mauvais choix politiques ont créé cette crise », affirme Rory Hearne, professeur de politique sociale à l’Université Maynooth, à Dublin. « Pas les immigrants, pas les demandeurs d’asile », ajoute-t-il, en nommant ceux que l’extrême droite accuse de doper la demande de logements.

La politique du logement a créé la crise du logement et bloqué le financement public de logements abordables.

Rory Hearne, professeur de politique sociale à l’Université Maynooth

La pénurie de logements touche toute l’Irlande, mais se fait surtout sentir dans la région de Dublin, où vit environ le quart des 5 millions d’Irlandais. Les deux tiers des Irlandais âgés de 18 à 34 ans vivent encore chez leurs parents – un des taux les plus élevés d’Europe, selon les statistiques de l’Union européenne ; la moyenne du continent est de 42 %.

Le loyer mensuel moyen à Dublin s’élève aujourd’hui à 2102 euros (3091 $), le double d’il y a 10 ans, selon les chiffres officiels. C’est exorbitant quand on sait que le salaire moyen à Dublin en 2023 était d’environ 3285 euros par mois (4830 $).

La cause principale : les gouvernements successifs n’ont pas investi dans le logement social, disent les experts. C’est ce que faisaient jadis les municipalités pour les gens n’ayant pas les moyens de louer du logement privé. Pendant la période du « tigre celtique », à la fin des années 1990 et au début des années 2000, alors que l’économie irlandaise était en plein essor, la construction privée a explosé et les propriétaires ont été encouragés à s’emparer des biens locatifs pour investir dans le logement social.

La construction privée a explosé et les propriétaires ont vu une occasion d’investissement dans les édifices à loyer, damant le pion aux acheteurs moins fortunés.

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La tente d’un sans-abri, sur le trottoir d’une rue commerçante de Dublin

Puis le ballon a dégonflé avec la crise financière de 2008. Des édifices à moitié construits ont été abandonnés. Des maisons ont été saisies. L’Irlande a créé l’Agence nationale de gestion des actifs (NAMA), qui a ramassé des portefeuilles de prêts en souffrance et les a ensuite bradés à des fonds vautours. La construction s’est arrêtée. Comme l’offre s’est tarie, les prix ont grimpé.

Location à court terme et logements de luxe

Bien des années avant le krach, les municipalités s’étaient détournées des logements sociaux, se fiant aux forces du marché. La reprise récente de la construction s’est axée sur la location à court terme et les logements de luxe.

Avec le coût croissant des maisons et la diminution du nombre de logements sociaux, quiconque n’avait pas au moins un petit actif immobilier était inexorablement poussé vers la location, dit M. Hearne. Et aujourd’hui, les jeunes sont souvent étranglés par des loyers chers ou vivent chez leurs parents, sans voir le jour où ils pourront être propriétaires.

« D’après moi, le contrat social avec la jeunesse a été déchiré », affirme M. Hearne.

Avant, les gens se mariaient et avaient des enfants ; maintenant, ils sont coincés dans la maison de leur enfance.

Rory Hearne, professeur de politique sociale à l’Université Maynooth

Les gagne-petit se retrouvent chez des locateurs privés subventionnés par le gouvernement, plutôt que dans des logements sociaux. La protection des locataires étant limitée, leur situation peut être précaire.

« On parle des ménages les plus vulnérables, les familles monoparentales, les familles à faibles revenus. S’ils sont expulsés par leur locateur privé, ils n’ont pas les moyens de payer le nouveau loyer et deviennent sans-abri », affirme M. Hearne, notant que l’itinérance atteint des niveaux record cette année.

Les personnes qui ont grandi à Dublin sont chassées de leur quartier natal. James O’Toole, 49 ans, vit depuis 14 ans à Tathony House, une ancienne usine transformée en appartements au centre de Dublin. Mais le propriétaire veut vendre.

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James O’Toole vit à Tathony House depuis 14 ans.

M. O’Toole, travailleur social, et sa femme, Madeleine Johansson, 38 ans, conseillère municipale, disent qu’ils n’ont pas les moyens de vivre ailleurs dans la ville où ils travaillent.

Le couple et d’autres locataires ont contesté en cour leur expulsion et ont gagné. Mais le mois dernier, le propriétaire a de nouveau distribué des avis d’expulsion.

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Madeleine Johansson

« Nous devons nous battre, que nous le voulions ou pas », dit M. O’Toole. « Et je refuse, à 49 ans, d’être le fils qui rentre chez ses parents. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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