Les étudiants occupant la place Tiananmen étaient portés par un espoir de changement qui a inspiré bien des gestes de solidarité. Une ex-étudiante de Hong Kong venue leur prêter main-forte et un ancien professeur d'université de Pékin, limogé en raison de son appui à leur cause, témoignent de ce qu'ils ont vécu lors du soulèvement.

Une blessure qui ne guérit pas

Liane Lee croyait que le temps finirait par rendre le souvenir de son expérience sur la place Tiananmen plus supportable. Mais c'est plutôt le contraire qui se passe.

«Après 25 ans, ça devient encore plus douloureux [...] La blessure est rouverte encore et encore par les mensonges et la propagande du régime chinois», confie-t-elle en entrevue téléphonique.

La femme de 50 ans, qui vit aujourd'hui à Cleveland, en Ohio, ne digère pas que le gouvernement continue de véhiculer l'idée que les manifestants de la place étaient de dangereux insurgés «contre-révolutionnaires». Et que la seule voie à suivre était de les mater par les armes.

«Du premier jour jusqu'aux derniers instants, les étudiants ont tenté de demeurer calmes et pacifiques», insiste Mme Lee.

À l'époque du soulèvement, la ressortissante chinoise vivait à Hong Kong. Avec une délégation d'étudiants, elle s'est rendue à deux reprises à Pékin pour soutenir les manifestants.

Sa seconde visite est survenue après l'instauration de la loi martiale alors que les rumeurs allaient bon train sur la possibilité d'un coup de force de l'armée. Le 3 juin, des journalistes l'ont prévenue que «cette fois, c'était vrai» et qu'il valait mieux se tenir loin de la place. «Mais on ne pouvait pas abandonner nos frères et nos soeurs», explique-t-elle.

Le pire ne tarde pas à se concrétiser. Sur une radio utilisée par les étudiants, Liane Lee entend l'un d'eux crier: «Ils nous tuent! Ils nous tuent!»

Avec d'autres, elle tente d'aller vers la périphérie de la place pour bloquer la voie aux soldats. Elle plaide devant un officier de ne pas tirer sur ses enfants. «Il m'a regardée sans broncher, mais il avait des larmes dans les yeux», relate-t-elle.

Alors que les blessés et les morts se multiplient (les estimations varient de 246, chiffre officiel de Pékin, à 2600 victimes civiles), des étudiants poussent Mme Lee à fuir les affrontements à bord d'une ambulance, sachant qu'elle pourra ensuite rentrer à Hong Kong. Elle refuse dans un premier temps. Mais cède finalement devant l'insistance d'une médecin.

«Elle m'a tenu la main et m'a regardée dans les yeux en me disant: «Mon enfant, monte dans cette ambulance. Il faut que tu dises au monde ce que le gouvernement nous a fait» », relate-t-elle.

Une mission que Liane Lee n'a jamais oubliée. «Je veux que la nouvelle génération de Chinois sache ce qui est arrivé en 1989, ce que la génération précédente a tenté de faire. Ce sont des martyrs», dit Mme Lee.

Un rêve démocratique qui tourne court

Chen Yuguo a vécu aux premières loges la naissance du mouvement qui allait aboutir au soulèvement de la place Tiananmen.

Cet ancien professeur de politique internationale à l'Université de Pékin, aujourd'hui âgé de 60 ans, a vu les idéaux démocratiques gagner en popularité tout au long des années 80 auprès de ses étudiants.

La mort en 1989 de l'ancien secrétaire général réformiste du Parti communiste, Hu Yaobang, qui avait été écarté du pouvoir quelques années plus tôt après d'importantes manifestations, les galvanise et les pousse à descendre encore une fois dans la rue.

Alors que le soulèvement gagne en importance et s'étend à d'autres villes, M. Yuguo n'entend pas être en reste. «Je ne pense pas avoir manqué une journée. J'allais à la place Tiananmen quotidiennement pour distribuer de la nourriture, de l'eau, enlever les ordures», relate-t-il.

Après l'imposition de la loi martiale le 19 mai, étudiants et résidants de la ville se mobilisent, avec succès, pour bloquer pacifiquement l'avancée des soldats. S'ensuit une période de flottement durant laquelle les manifestants ne savent plus trop comment orienter le mouvement devant le refus de négocier du gouvernement.

Les rumeurs de recours à la force suscitent d'abord l'incrédulité. «On ne pensait pas qu'il était possible que le gouvernement ouvre le feu sur des pacifistes», dit-il.

Le professeur doit se raviser lorsque la répression débute le 3 juin et qu'il voit un premier homme tomber sous les balles.

Chen Yuguo finira plusieurs heures plus tard par se retirer de la place avec un groupe de manifestants qui crient «Fascistes, fascistes». On les disperse à une intersection à l'aide de gaz irritants tirés d'un char d'assaut. «On a eu de la chance. D'autres groupes qui criaient la même chose se sont fait tirer dessus», relate-t-il. Des étudiants sont carrément écrasés par les chars.

Après le retour au calme, le régime lance une vaste purge qui touche rapidement le professeur. «Ils voulaient que je dise que la répression était ce qu'il convenait de faire. J'ai refusé et j'ai été démis de mes fonctions», souligne M. Yuguo, qui partira quelques années plus tard aux États-Unis pour poursuivre sa formation.

«Je pensais qu'après plusieurs années d'exil, le système politique changerait, mais j'ai été trop optimiste», note Chen Yuguo, qui travaille aujourd'hui à Toronto dans le secteur hôtelier.

Il ne perd pas l'espoir de voir la Chine évoluer dans le sens souhaité par ses anciens étudiants. «Beaucoup de gens oublient ce qui s'est passé à Tiananmen, mais nous n'oublions pas. Et nous avons besoin de justice», souligne l'ex-professeur.

PHOTO FOURNIE PAR CHEN YUGUO

«Je pensais qu'après plusieurs années d'exil, le système politique changerait, mais j'ai été trop optimiste», note Chen Yuguo.