Paul Herszeg et Rena Schondorf ne sont que des enfants quand ils sont envoyés à Auschwitz-Birkenau. Soixante-dix ans plus tard, ces deux Montréalais d'adoption se souviennent.

108641. Paul Herszeg n'a jamais oublié cette séquence de chiffres qui, en déportation, a remplacé son nom.

«Je les ai souvent joués au loto, sourit-il, mais je n'ai jamais gagné.»

À 85 ans, Paul Herszeg est un homme vif et volubile. Le Montréalais prend soin pourtant de ponctuer son récit de sourires et d'humour, comme s'il cherchait à ménager son interlocuteur.

Il a 9 ans quand la Seconde Guerre mondiale éclate. Sa famille est juive et vit, depuis cinq générations, en Hongrie.

«Quand j'ai été exclu de l'école, c'est comme si j'étais frappé par la foudre», dit-il.

Dans la Pologne voisine, l'invasion des troupes allemandes marque le début du conflit mondial. Et pour les Juifs, le début des persécutions.

Rena Schondorf a 10 ans quand son institutrice l'exclut de la classe: elle est juive et n'a donc plus besoin d'éducation.

Avec sa famille, Rena est envoyée dans le ghetto de Cracovie. Quand le ghetto est vidé, elle est déportée, avec sa mère, en bordure de la ville, dans le camp de Plaszow.

Cruellement, Plaszow est érigé sur un cimetière juif. On peut mesurer le sadisme des nazis en une image: celle des pierres tombales, utilisées pour paver les latrines.

«Nous n'étions plus des êtres humains, pas même des animaux», se souvient Rena.

À la liquidation de Plaszow, en 1944, l'adolescente est chargée de déterrer les corps des fosses communes pour les brûler. Elle exhume des cadavres de femmes, d'hommes, d'enfants.

«Pourquoi? Pour moi, cela n'a jamais eu de sens», s'interroge encore Rena Schondorf.

Auschwitz

En 1944, les Allemands sont en train de perdre la guerre, mais le Reich n'en poursuit pas moins sa mission destructrice.

Paul Herszeg et sa famille sont envoyés, tout comme 434 000 Juifs hongrois, vers Auschwitz-Birkenau.

Sa mère meurt dans une chambre à gaz. Son père et lui sont transférés à Dachau, puis au sous-camp de Mühldorf, où ils deviennent les esclaves des derniers efforts de guerre nazis.

Son père meurt d'épuisement le 24 décembre 1944.

«C'était un homme très fort et quand il est mort, j'ai réalisé que je n'en avais plus pour longtemps», se souvient Paul Herszeg.

La jeune Rena est elle aussi déportée à Auschwitz avec sa mère. À leur arrivée, elles sont déshabillées et rasées.

«J'ai complètement perdu la tête. Je regardais les autres, et sans leurs cheveux, tout ce que je pouvais voir, c'était des fantômes. J'étais enfant, mais je savais que j'allais devenir comme eux. Un squelette qui marche. Vivante, mais morte.»

Rena revoit encore ces ombres, que l'on habille des vêtements de celles qui les ont précédées à Auschwitz. Rena flotte dans une robe de nuit. Sa mère a une robe d'enfant trop courte pour couvrir son bassin.

Leur «chance» («blessing»), croit Rena, a été d'être envoyées d'Auschwitz vers Bergen-Belsen, puis vers un camp fabriquant des munitions.

Elles sont libérées par les Américains en mai 1945.

«Il m'a fallu deux jours pour comprendre que je pouvais me déplacer comme une personne normale, sans être entourée de gardes et de chiens», dit Rena.

Silence

Comme près de 40 000 Juifs européens, Rena Schondorf et Paul Herszeg ont fui l'Europe quelques années après la fin de la guerre.

Chacun a bâti sa vie ici.

Les années ont passé et pendant longtemps, ils ont gardé, comme de nombreux survivants, le silence sur leurs souvenirs.

Mais les adultes rescapés des camps de la mort ont commencé à vieillir, puis à disparaître. C'est au tour des «enfants» d'Auschwitz de prendre la parole et de raconter l'indicible à ceux qui le leur demandent.

Dans son appartement de Côte-Saint-Luc, Rena Schondorf conserve quelques photos d'avant la guerre.

Elle nous montre son dernier portrait de famille, pris en 1939.

On y voit ses parents, sa grand-mère, les deux gouvernantes, son oncle, un homme influent. Du doigt, elle désigne la fillette en culotte courte, cheveux nattés, qu'elle était.

Une «petite chose maigre», dit-elle, qui sera pourtant l'une des deux seules personnes de la photo à survivre.

«On m'a déjà dit: "Si tu étais si maigre, comment as-tu pu survivre? Tu inventes tout ça"», s'indigne-t-elle.

Cette question, pourtant, n'a jamais cessé de la hanter.

«Comment j'ai pu survivre? Alors que pas même mon père ni mon oncle n'ont réussi? Honnêtement, je n'en ai aucune idée», dit-elle, refoulant les larmes.

Des questions

Pourquoi? Paul Herszeg a lui aussi longtemps cherché la réponse à cette question dans les livres d'histoire qu'il a dévorés et collectionnés toute sa vie.

Il est régulièrement retourné à Mühldorf. Là-bas, le site est encore fleuri par des villageois, à la mémoire des victimes du camp. Il y a 15 ans, Paul y a laissé un mot. Il demandait aux gens d'expliquer les raisons qui les motivaient encore à rendre hommage aux disparus.

«Je demande pardon à Dieu pour toutes les choses horribles qui sont arrivées», lui a répondu par courrier Claudia WeiB, une Allemande née à la fin de la guerre.

Des liens se sont alors tissés. Aujourd'hui, une amitié improbable unit Paul Herszeg à Claudia WeiB et sa famille.

Paul Herszeg ne sait pas comment des hommes ont pu commettre l'inhumain, mais il a gardé une certitude: «Les gens bons existent.»

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Le Centre commémoratif de l'Holocauste à Montréal est ouvert gratuitement aujourd'hui pour le 70e anniversaire de la libération d'Auschwitz.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND LA PRESSE

Déportés à Auschwitz alors qu'ils étaient enfants, Paul Herszeg et Rena Schondorf ont réussi à survivre, contrairement à la quasi-totalité de leur famille respective. Après la guerre, ils se sont établis à Montréal. Encore aujourd'hui, tous deux continuent de se questionner sur le sens de toute cette horreur.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND LA PRESSE

Rena Schondorf