Notre utilisation de l'internet change nos cerveaux, et pas forcément pour le mieux, soutient Nicholas Carr dans son récent essai The Shallows - What the Internet Is Doing to Our Brains. Les distractions en ligne nous habitueraient à mieux jongler avec les idées, mais aussi à penser de façon plus superficielle. Entre un courriel, deux gazouillis et une vidéo de singe qui urine, sommes-nous condamnés à naviguer à la surface des idées?

Q Être partout en même temps, c'est être nulle part, disait Sénèque. Selon vous, l'aphorisme décrit-il bien notre utilisation de l'internet?

R L'internet nous encourage à jongler rapidement avec plusieurs tâches et informations. Au lieu de se concentrer sur une chose, on se concentre sur un peu tout. On s'éparpille, ce qui empêche de créer un lien intellectuel fort à une idée. Il y a du bon: on finit par connaître une multitude de choses. Mais on les connaît plutôt superficiellement.

Q Ces problèmes résultent-ils des caractéristiques intrinsèques de l'internet, ou seulement de notre utilisation?

R Les deux. Examinez le fonctionnement de l'internet. C'est un système multimédia et multitâche bourré d'hyperliens. Il est conçu pour offrir simultanément différentes formes d'information, que ce soit Twitter, Facebook, le courriel, la vidéo, la baladodiffusion ou le clavardage. Tous constituent de potentielles sources d'interruption, et donc de division de notre attention. Être attentif active des modes de pensée plus profonds qui nous permettent d'emmagasiner les données dans notre mémoire à long terme et d'avoir un raisonnement abstrait et critique. Quand on divise notre attention, on court-circuite les capacités cognitives plus profondes de notre cerveau.

Q L'avez-vous ressenti personnellement?

R Oui, malheureusement. Il y a quelques années, j'ai commencé à avoir de la difficulté à lire des livres ou de longs articles. Je réussissais seulement à lire quelques paragraphes avant d'être distrait. Mon cerveau voulait agir comme lorsque je surfe sur l'internet - il voulait sauter à d'autres informations. Je finissais par lire mes courriels et faire autre chose. Ça m'a poussé à écrire l'article Is Google Making Us Stupid? puis à approfondir ma réflexion plus scientifiquement avec ce livre. Durant l'écriture de Shallows, j'ai désactivé mes comptes Twitter et Facebook, j'ai cessé mon blogue et j'ai consulté mes courriels seulement trois ou quatre fois par jour. Depuis la publication de l'essai, je blogue, mais je résiste encore à Twitter et Facebook. C'est un combat chaque jour, car les gens s'attendent à ce que je sois toujours joignable.

Q Revenons à votre thèse. Vous citez plusieurs recherches scientifiques pour l'étayer. Laquelle fournit la meilleure preuve?

R Une des plus importantes est celle de Patricia Greenfield parce que c'est une méta-étude, parue l'année dernière. Elle examine l'effet des ordinateurs et des jeux vidéo sur notre pensée. La conclusion: ces médiums peuvent renforcer certaines capacités cognitives, comme celle de passer rapidement d'un stimulus à un autre, mais cette amélioration s'accomplit à un lourd prix, celui de la dégradation de nos capacités cognitives plus profondes.

Q Les conséquences positives de notre utilisation de l'internet compensent-elles pour ces contrecoups?

R Si nous continuons sur cette voie, le négatif pourrait devenir plus important que le positif. Nous risquons de perdre la richesse de nos vies intellectuelles privées, et aussi la richesse de notre culture. Que ce soit en littérature ou en science, les grandes idées viennent de gens qui ont pensé longuement et intensément à un sujet. Et cette réflexion devient plus difficile.

Q Sommes-nous forcément victimes de ces distractions? Peut-on y résister pour ne profiter que des avantages de l'internet?

R Tout est possible, bien sûr. Le problème, c'est que rien ne prouve qu'on bouge dans cette direction. Regardez la progression des médias numériques depuis cinq ans. On avance de plus en plus en mode distraction et jonglerie. Par exemple, la croissance de Facebook et Twitter augmente l'assimilation ininterrompue de petits morceaux d'information. Et honnêtement, cela explique pourquoi on les utilise tant. On aime accumuler un peu d'info sur toutes sortes de choses.

Q Donc les internautes resteront de plus en plus en surface des choses?

R Ma prédiction, c'est qu'il sera très difficile d'employer l'internet autrement. Toute technologie utilisée pour penser nous conduit à utiliser notre cerveau d'une certaine façon. Et l'internet encourage la distraction, l'interruption et la pensée superficielle. Une autre preuve: les études démontrent que la compréhension d'un texte décline dès qu'on ajoute un hyperlien ou d'autres distractions.

Q Que pensez-vous alors du livre numérique?

R Le livre papier et l'internet sont très différents. L'internet nous inonde de distractions, tandis que le livre papier nous en isole. L'un est multitâche, l'autre non. Où se situent les liseuses comme le Kindle ou l'iPad? Elles imitent bien l'apparence d'une page imprimée. Mais malheureusement, on leur ajoute des options qui distraient, comme des hyperliens, des fonctions multimédias ou des alertes courriels.

Q Comme votre essai le rappelle, dans la Grèce antique, plusieurs craignaient que la diffusion de l'écriture ne mine la tradition orale. Et au XVe siècle, plusieurs craignaient l'arrivée de l'impression. Ces deux peurs ont été contredites par l'histoire. Assiste-t-on au même alarmisme concernant l'internet?

R Je pense que nous sommes plus utopistes que sceptiques face à l'internet. Depuis 15 ans, on traite surtout des conséquences positives comme l'accès accru à l'information et la capacité de communiquer en quelques secondes avec presque n'importe qui. Je ne nie pas du tout ces gains. Je prétends seulement qu'il faudrait examiner ce qui a été sacrifié.

Qui est Nicholas Carr?

Auteur et journaliste américain, Nicholas Carr a publié en 2008 dans la revue Atlantic un article très remarqué, Is Google Making Us Stupid?. Deux années plus tard, il approfondit sa réflexion avec The Shallows - What the Internet Is Doing to Our Brains. Carr a déjà collaboré entre autres au New York Times, à Wired, au Financial Times et à Die Zeit.