Nul doute que certains chroniqueurs et politiciens (suivez mon regard, oui, encore un peu plus vers la droite) s’étoufferont à la lecture de l’essai de Toula Drimonis, Nous, les autres, s’empressant de l’incendier en scandant des incantations d’exorcisme. Et pourtant, ils gagneraient gros à consulter cet exposé où sont dépeintes en nuance les réalités des « survenants » du Québec. Car l’autrice, issue d’une très modeste famille d’immigrants grecs, se trouve d’une part elle-même située en plein carrefour identitaire, linguistique et culturel, mais agit d’autre part comme observatrice sociale depuis plus de deux décennies à titre de journaliste.

Le nœud de son ouvrage : l’altérisation, et les multiples formes et degrés de ce phénomène qui finit par conduire, une fois poussée à l’extrême, sur des chemins nauséabonds. Passons rapidement sur l’histoire personnelle de Toula Drimonis relatée dans ses écrits, et déjà condensée par notre chroniqueuse Rima Elkouri⁠1. En bref, ses parents grecs se sont installés au Québec dans les années 1960, suant sang et eau pour s’y tailler une place et préparer celle de leurs enfants, dans l’anonymat et sans fracas.

C’est d’ailleurs l’un des premiers appels, après avoir dénoncé les stigmatisations politiques des dernières années envers les nouveaux arrivants, formulés par l’essayiste : la revendication de la banalité, l’immigrant étant souvent contraint d’aspirer à un modèle « inspirant », sous forme d’athlète médaillé ou de scientifique brillantissime, histoire de justifier sa contribution à la société. « La pression d’atteindre ce statut, qui fera en sorte que tous les sacrifices parentaux auront valu la peine, pèse lourd sur plusieurs immigrants et leurs enfants, écrit-elle. Laissons-les vivre une vie aussi ennuyante, voire médiocre, que n’importe qui d’autre. »

Cette facette n’est qu’un fragment de ce qui fait la force de Nous, les autres, soit une réflexion basée sur une multitude d’angles d’attaque. Et même si Toula Drimonis concède volontiers que des angles morts subsistent certainement dans ses considérations, à tout le moins ne peut-on pas lui reprocher d’avoir ratissé large.

Elle puise ainsi dans le champ historique, retraçant les lois nationales ayant stigmatisé diverses communautés au pays, mais surtout dans le terrain sociologique, à commencer par un chapitre analysant l’impact d’un prénom à consonance étrangère (que certains camouflent ; son père Panayote s’étant fait appeler Peter).

Autre perle du chapelet, illustrée d’exemples foisonnants : l’exigence de gratitude dont devraient faire preuve les immigrants, comme autant de débiteurs éternels contraints à faire profil bas et à ne pas éreinter leur société « d’accueil » par la critique. Parlons aussi de loyauté envers une palette de cultures, un dilemme auquel ils sont fréquemment confrontés ; de quelle culture peut-on être fier, sans trahir les autres qui composent une identité ?

Entre les lignes identitaires

Sans se démonter, l’autrice attaque de front les sujets qui fâchent, notamment le multiculturalisme qu’elle soutient, toujours avec arguments et nuances. « L’homogénéité n’est pas une preuve de cohésion sociale ni d’harmonie », martèle-t-elle, déboulonnant au passage le mythe des ghettos culturels parfaitement étanches, dénoncés par ceux incapables de constater que les générations suivantes se fondent dans le décor. Car, et d’ailleurs, « si les immigrants étaient réfractaires au changement, ils seraient restés là où ils étaient », lance-t-elle.

Inévitable, la délicate question linguistique figure bien entendu au menu, tout comme celles de la loi 21 et de la laïcité. Ignorer les argumentations et exemples proposés par l’essayiste, elle-même trilingue et bien documentée sur ces sujets, serait du pur aveuglement volontaire ; on peut écouter sans adhérer.

« Nous », « vous », « eux », « les autres » : bien des lignes rigides ont été tracées sur la question identitaire, cet essai cherchant plutôt à mettre en lumière que c’est justement dans les intervalles entre celles-ci qu’il faut prospecter.

1. Lisez la chronique de Rima Elkouri

Nous, les autres


Nous, les autres

Somme toute

272 pages