Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’auteur et éditeur Stéphane Dompierre.

Je suis éditeur, j’ai donc une tendance naturelle à aimer la précision ; moins les mots sont flous, plus le message est clair. Jusqu’ici, rien d’anormal. Mais il m’arrive de lire ou d’entendre une phrase qui me gosse et d’en développer une véritable obsession. Je vais même jusqu’à m’inventer une conversation avec la personne qui l’a dite ou écrite, pour mieux en comprendre le sens.

Ma phrase du moment : On ne peut plus rien dire.

« On ne peut plus rien dire ! Grrr ! (dit mon interlocuteur imaginaire, visiblement irrité).

— Ah bon ? Il me semble pourtant que tout le monde donne son opinion tout le temps, partout. Avec la venue des réseaux sociaux, il n’y a jamais eu autant de gens qui se sont exprimés dans l’espace public de l’histoire de l’humanité. (Je ne suis pas historien, là, mais je ne suis pas plus con qu’un autre : moi aussi, je peux déguiser mon opinion en information.) Je crois que tu devrais mieux identifier ce ‟on” dans ‟on ne peut plus rien dire”, parce qu’il me semble plutôt imprécis et, pour l’instant, je ne réussis pas à comprendre de qui tu parles.

— Y a beaucoup de chroniqueurs qui disent ça.

— Ah, OK ! Tu parles des chroniqueurs… des hommes blancs, surtout ?

— Oui.

— Plus précisément des hommes blancs qui ont des chroniques dans les journaux, à la radio, qui ont des milliers d’abonnés sur leurs pages de réseaux sociaux et qui se servent de cette visibilité pour dire qu’ils ne peuvent plus rien dire ?

— Exact.

— C’est paradoxal, un petit peu, non ? Y a bien des gens qui auraient des plaintes à formuler, mais qui n’ont pas de visibilité parce que les hommes blancs prennent toute la place.

— Y a quelques femmes, aussi.

— Bien sûr que oui ! Le patriarcat ne fait pas des victimes que chez l’homme blanc, malheureusement. Mais disons qu’ici, on va y aller avec une vieille formule archaïque : ‟Le masculin l’emporte.”

— Y a pas juste eux autres, là. Y a aussi des humoristes.

— Blancs eux aussi ?

— Ouin.

— Allons-y en détail. Disons, pour les besoins de l’exercice, que le ‟on” dans ta phrase, ce sont les humoristes. Essayons d’identifier plus précisément la suite : qu’est-ce qu’ils ne peuvent plus dire ?

— Leurs blagues.

— Toutes leurs blagues ?

— Ben, les blagues méchantes, là.

— Est-ce que tu parles de blagues méchantes à propos de leur groupe démographique, les hommes blancs, ou des blagues qui visent les femmes, les minorités, les membres de la communauté LGBTQ+ et même, des individus en particulier ?

— C’est quoi la différence ?

— Ben, quand un humoriste blanc parle de sa communauté, ça fâche rarement les gens. C’est donc quand il parle d’autres groupes que ça pourrait offenser ?

— Ça se peut.

— Donc, si ton humoriste a des propos qui offensent des gens, c’est parce qu’il a encore le droit de les dire.

— Oh.

— Vois-tu où je m’en vais avec ça ?

— Je pense que oui.

— Je résume, au cas : avant, certains humoristes et certains chroniqueurs pouvaient dire ce qu’ils voulaient contre qui ils voulaient, et ces groupes qu’ils ciblaient, on n’entendait pas leurs opinions. Ils étaient invisibles, alors on pensait naïvement que tout allait bien.

— Peut-être, oui…

— Et maintenant que chaque individu peut facilement donner sa réaction dans l’espace public, sur ses réseaux sociaux, en commentaire dans les médias, quand des personnes sont offensées, elles répliquent. Parce qu’elles ont enfin une voix. C’est ça que tu veux dire ?

— Ça doit être ça, oui…

— Bon ! C’était tout simple ! Le problème est réglé, la phrase est maintenant claire ! Dorénavant, plutôt que de dire ‟On ne peut plus rien dire”, tu pourras dire ‟Il m’arrive de dire des choses qui offensent des gens, et ces gens ont tout à fait le droit de répliquer”. Hop ! Tu peux bien dire ou écrire des conneries à longueur de journée, mais l’affaire, c’est que les gens que ça concerne ont aussi leur mot à dire. Si moi, je t’offensais, j’imagine que t’aimerais ça répliquer, non ?

— C’est sûr que je le ferais.

— Merci d’avoir aidé à prouver mon point.

— C’était plutôt facile, je suis un fragment de ton imagination.

— Oui, mais t’es quand même un homme blanc. Même imaginaire, des fois, t’es un peu dur de comprenure.

— J’avoue.

— Allez : on se serre la main, en essaie de dire moins de conneries à l’avenir et on aide à ce que l’humanité vive en harmonie en attendant qu’on crève noyés sous les glaces qui fondent ou brûlés dans un incendie de forêt ?

— D’accord ! »

(Les deux se serrent la main. Arrive soudainement la paix dans le monde, tout le monde se comprend, s’accepte, on se croirait dans les images sur les brochures des Témoins de Jéhovah. Et puis soudain, je me réveille. Ce n’était qu’un rêve.)

Qui est Stéphane Dompierre ?

  • Stéphane Dompierre est écrivain, éditeur et chroniqueur.
  • Il a signé plus d’une demi-douzaine de romans, dont Novice, en 2022, ainsi que les recueils de chroniques Fâché noir et Marcher sur un Lego.
  • Il est directeur de la collection La Shop chez Québec Amérique.