Commencer une discussion avec Mathieu Bélisle n’est pas simple.

Le professeur de littérature au collège Brébeuf s’intéresse à beaucoup de choses : les écrivains russes, la protection du français, la physique, l’imaginaire américain et la culture religieuse, entre autres.

Avec lui, la pensée est une aventure. Ce n’est pas un intellectuel à thèse. Il essaie de comprendre le monde autour de lui, de s’expliquer à lui-même. Le choix du sujet l’engage sur un sentier qu’il découvre en le foulant.

De quoi parler durant notre trop court entretien d’une heure ? Je le lance sur sa préface de la réédition à venir du livre Les deux royaumes de Pierre Vadeboncoeur.

« Ça m’a fait réfléchir à la liberté, raconte-t-il. On dirait presque qu’elle a mauvaise presse chez nous. On ironise sur la “libârté”, on la réduit à la caricature que la droite en fait. C’est comme si c’était une affaire d’imbéciles. »

Le ton est plus incrédule que choqué. Il se demande ce que cela dit de nous. « Au fond, on n’a peut-être jamais été très à l’aise avec la liberté », analyse-t-il.

Vadeboncoeur concevait la liberté comme un idéal auquel s’élever. « C’est un homme libre comme on en a eu trop peu au Québec. Il n’y avait aucune trace de calcul chez lui. Ce n’était pas non plus la caricature de la personne authentique qui pense sans réfléchir et qui agit sans se soucier des conséquences. Il voulait que les autres aussi soient libres. »

Être libre, selon Bélisle, exige un effort constant de lucidité. Et il trouve que le Québec est un peu paresseux.

« Je trouve qu’on est prudent. On avance dans un étroit corridor de pensée. Les intellectuels parlent souvent à titre d’experts, et leurs interventions consistent à dire : “C’est très compliqué, il n’y a pas de réponse simple, voici pourquoi…” Ils n’osent pas aller au-delà de ce constat, par peur de se mouiller. Vadeboncoeur disait qu’une société a besoin d’individus forts qui vont jusqu’au bout de leurs idées, et il en manque. »

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Mathieu Bélisle

On se définit trop par opposition. Il y a une extraordinaire énergie négative du non. Même Refus global, ce texte fondateur du Québec moderne, ça demeure un non. Il est où, le oui ? Une identité ne peut pas se définir uniquement par la négative.

Mathieu Bélisle

À ses yeux, on est passé d’un unanimisme à l’autre. « Les idées ont changé depuis la Grande Noirceur, mais le conformisme, lui, ne reste jamais très loin. »

J’ai lu les deux essais grand public de Mathieu Bélisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire et L’empire invisible. Je connaissais toutefois moins l’auteur lui-même.

Le hasard a voulu que la veille de notre interview, il raconte son enfance à l’excellente émission Le 21e de Michel Lacombe.

Ce natif de Drummondville était fils de pasteur. « C’est vrai, à 7 ans, je lisais la Bible », confirme-t-il. Mais son parcours a bifurqué depuis longtemps vers la littérature. L’ambiguïté morale l’attire plus que les certitudes.

Durant le référendum de 1995, il enseignait le français à Dawson Creek, bourgade perdue dans le nord-est de la Colombie-Britannique. Après un doctorat à McGill et un postdoctorat à l’Université de Chicago, il devient prof de cégep. Il est aussi secrétaire de rédaction de L’Inconvénient, admirable magazine consacré au monde des idées.

Chez ses élèves, il voit l’anglais occuper de plus en plus de place. « J’ai déjà entendu un étudiant demander à son collègue : “What’s the meaning of this poem ? S’ils ne parlent pas français durant un cours de littérature dans un cégep francophone, quand le feront-ils ? »

Bélisle s’arrête. « Je ne veux pas exagérer, ça reste minoritaire dans le cours et ça existe autant dans d’autres cégeps, nuance-t-il. Mais c’est quand même frappant. Une collègue du cégep de Rosemont s’est fait poser une question en anglais durant son cours. L’étudiant l’a fait sans s’en rendre compte ! »

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Mathieu Bélisle

Pendant longtemps, il ne prônait pas que la loi 101 s’applique au cégep. Son idée a changé il y a « un ou deux ans ».

Un mouvement spontané a été lancé par des profs dans les derniers mois. Même si les deux grands syndicats s’y opposent, leurs syndicats locaux de 24 des 48 cégeps ont pris position en faveur de la loi 101.

Je réponds à Bélisle que cela ne modifierait pas l’inquiétante tendance observée dans son cours – après tout, il travaille dans un cégep francophone.

Il enchaîne avec d’autres arguments. Ceux-là sont convaincants. « Combien d’États financent à même les fonds publics l’éducation dans une langue seconde à une telle hauteur ? On est les seuls à faire ça. »

Ces diplômés des cégeps anglophones auront davantage tendance à utiliser ensuite l’anglais à l’université et au travail, déplore Bélisle.

Le gouvernement Legault a proposé un compromis : plafonner les inscriptions du réseau anglophone au niveau actuel. « Mais ça crée un effet pervers, déplore Bélisle. Dawson est déjà le cégep le plus populaire et contingenté. La CAQ le rendrait seulement plus prestigieux, ce qui aggraverait l’écrémage. Veut-on que la langue des élites redevienne l’anglais ? »

« La loi 101 n’est pas un échec, enchaîne-t-il. C’est exagéré de le prétendre. Je le disais récemment à mon ancienne étudiante Sophika [Vaithyanathasarma, candidate de Québec solidaire dans Marie-Victorin] : sans la loi 101, on ne se serait probablement jamais connus. C’est déjà beaucoup. Mais contrairement à ce qu’on essaie de se faire croire, le combat n’est pas terminé. »

Le postdoctorat de Bélisle portait sur les « imaginaires de l’ailleurs ». Le thème se trouve aussi au centre de son essai sur les États-Unis qui imposent leur culture et colonisent les consciences.

Dans L’empire invisible, il s’étonne que ce soit la fiction qui rejoigne la réalité. L’exemple du 11-Septembre le frappe. Des attentats déjà imaginés à la télévision se sont reproduits au petit écran. Cette fois, c’était vrai et on peinait à y croire. Comme si on devenait les spectateurs incrédules de nos vies.

Un phénomène semblable s’est répété durant la pandémie, soutient-il. Ce sera le sujet de son prochain essai qui paraîtra en mai.

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Mathieu Bélisle

La COVID a montré notre malaise avec la vieillesse et la mort. Les tabous n’ont pas disparu, ils ont seulement changé. Avant, c’était la sexualité. Maintenant, c’est la mort. Ça signifie quoi, mourir ? Comment on s’y prépare ? On ne s’en parle pas.

Mathieu Bélisle

En 1937, sa grand-mère a perdu son frère. La maison de Rawdon s’est transformée en salon funéraire, le corps était exposé sur la table de cuisine. Cela faisait partie de la vie.

Durant la première vague, les morts étaient plutôt réduits à des statistiques. Et on oubliait que les conditions de vie de certains aînés étaient scandaleuses depuis longtemps. Pourquoi n’était-ce pas une priorité ? Peut-être parce qu’on ne veut pas imaginer à quoi ressemble la vieillesse, répond Bélisle.

« Paul Ricœur parlait de la joie de vivre jusqu’à la fin. Même vieux et malade, on peut se réjouir de voir le soleil se lever le matin. Et puis à 80 ans, on n’est pas si vieux. Je connais même une femme qui a dépassé 100 ans, elle lit encore et elle reste allumée. »

La pensée aussi peut être une aventure, jusqu’à la toute fin.

Questionnaire sans filtre

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Un café avec Mathieu Bélisle, professeur de littérature au cégep.

Rituel du café : Je bois un espresso le matin avec du lait de soya à la vanille. J’ai déjà une bonne énergie naturelle. Si j’en bois trop, je vais devenir insupportable.

Livres lus récemment : Reliques profanes, un recueil de Pierre-Marc Asselin. Dans sa nouvelle 15 février 2039, il imagine un parc thématique sur les patriotes. C’est drôle, brillant et absurde. J’ai aussi lu La vie ordinaire, d’Adèle Van Reeth et La lanterne magique, un recueil de Jean Paul, un écrivain allemand du XVIIIsiècle.

Musique que j’écoute : Le groupe Goldfrapp, les chanteuses Pomme et Clara Luciani. Je les ai découverts grâce à mes filles.

Personnes vivantes ou mortes avec qui je voudrais souper : J’aimerais réunir quelques grands noms de la littérature et de la pensée comme Albert Camus, Hannah Arendt, Fernando Pessoa, Franz Kafka. Mais je serais aussi très curieux de rencontrer de jeunes Québécois de 2050, à qui je demanderais ce qu’il faut faire selon eux pour avoir une vie heureuse.

Bibliothèque préférée : Ex æquo : la bibliothèque publique d’Amsterdam, chef-d’œuvre architectural construit sur le modèle des hautes maisons étroites qui ont fait la renommée de la ville, et la bibliothèque de l’Arsenal, un petit joyau parisien.

Évènement auquel j’aurais aimé assister ? La chute du mur de Berlin.

Œuvre recommandée à mes élèves ? Fin d’un jeu, de Julio Cortázar et Un jardin au bout du monde, de Gabrielle Roy.

Qui est Mathieu Bélisle ?

Diplômé de l’Université McGill (doctorat) et de l’University of Chicago (postdoctorat) en littérature avec une spécialisation dans l’histoire du roman et de ses rapports avec l’humour et le merveilleux.

Professeur de littérature au collège Jean-de-Brébeuf depuis 2003.

Membre du comité de rédaction de la revue L’Inconvénient.

Auteur de trois livres : Le drôle de roman – L’œuvre du rire chez Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau (2010), Bienvenue au pays de la vie ordinaire (2017) et L’empire invisible – Essai sur la métamorphose de l’Amérique (2020).