Il aura fallu une vingtaine d'années à André Téchiné avant d'avoir le recul nécessaire pour élaborer Les témoins. Le cinéaste, qui était en lice hier pour le César de la meilleure réalisation (les résultats n'étaient pas encore connus au moment de mettre sous presse), a vécu les années sida de très près, ayant même aujourd'hui le sentiment d'être un «rescapé» du destin.

«Cette époque à été un tournant dans ma vie, expliquait-il récemment lors d'une interview accordée à La Presse à Paris. Beaucoup d'amis très proches sont alors disparus, victimes de la maladie. Je me suis toujours demandé pourquoi eux et pas moi. Je savais que j'en ferais un jour le sujet d'un film, ne serait-ce que par devoir de mémoire.»

Le réalisateur de J'embrasse pas n'a toutefois pas voulu tomber dans la mélancolie, ni s'épancher. Encore moins faire un film sur le deuil.

«Au contraire, dit-il. J'ai voulu faire quelque chose de salutaire. Pour évoquer la formule de Nietzsche, qui dit que ce qui ne vous détruit pas vous rend plus fort, j'ai ainsi tenu à ce que ce film ait du rythme, de la vitalité, de la joie de vivre. Qu'il bascule du côté de la vie tout en restant fidèle aux impressions que nous ressentions à l'époque. Voilà pourquoi j'ai dû attendre d'avoir le recul nécessaire avant de le faire.»

Les producteurs se sont fait un peu tirer l'oreille. Téchiné a eu plus de mal que d'habitude à trouver du financement. Il attribue notamment ses difficultés au conformisme ambiant, les protagonistes de son histoire se trouvant encore sur la lancée libératrice des années 70 sur le plan moral et sexuel.

«J'ai l'impression qu'il y a présentement régression à cet égard, dit-il. Ce retour au conformisme est peut-être dû aux traumatismes générés par ces années sida. Et aux séquelles qu'elles ont laissées dans l'imaginaire collectif. Un peu comme si les jugements péremptoires dirigés vers ceux qui ont été atteints par la maladie avait permis le retour en force du puritanisme.»

Aussi a-t-il voulu traiter son film comme s'il s'agissait d'un film de guerre. «Parce que c'est bien de cela qu'il s'agit, dit Téchiné. Nous avons vécu cette époque cauchemardesque comme s'il s'agissait d'un épisode de science-fiction. Un horrible film d'épouvante, à vrai dire. Cela dit, je ne voulais pas aborder cette maladie seulement sous un angle morbide et négatif. De formidables liens de solidarité se sont aussi créés.»

Téchiné tenait aussi à ce que des personnages féminins forts fassent partie intégrante de cette histoire, d'où la présence de la coscénariste Viviane Zingg à l'étape de l'écriture, de même que celle d'Emmanuelle Béart, libre et lumineuse, qu'il retrouve ici pour la troisième fois.