Anna Karénine de Tolstoï de nouveau porté à l'écran? Oui. Mais Joe Wright ne voulait pas en faire simplement «une autre» adaptation. Il a posé sur l'oeuvre un regard différent, qu'ont adopté les vedettes de ce tragique triangle amoureux, Keira Knightley, Jude Law et Aaron Taylor-Johnson.

L'idée s'est imposée comme ça, du genre «Eurêka!». Joe Wright faisait des recherches pour «son» Anna Karenine. Il avait prévu tourner en Russie et en studio, à Londres. Le scénario de Tom Stoppard (Empire of the Sun, Shakespeare in Love) était prêt, avait été bien reçu de tous, des producteurs aux acteurs en passant par le réalisateur lui-même. Qui, pourtant, n'était pas entièrement satisfait de l'aventure qui s'annonçait. Parce que, d'une certaine manière, il l'avait déjà vécue avec Atonement et Pride&Prejudice, deux drames d'époque inspirés de romans et mettant en vedette Keira Knightley - la muse de Joe Wright, celle à qui il a toujours pensé confier le rôle de l'héroïne du grand roman de Tolstoï. «Je ne voulais pas faire un autre drame d'époque de facture classique, a indiqué le réalisateur lors de rencontres de presse tenues durant le Festival du film de Toronto. Je jouais donc avec des idées, tout en travaillant avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui - parce que je voulais que les acteurs adoptent une gestuelle stylisée. Je pensais aussi, avec nostalgie, au tournage de Atonement, qui s'était fait principalement dans un lieu. Là, je savais que nous allions dépenser beaucoup d'argent en hôtel et en déplacement, autant de choses dont le spectateur ne bénéficie pas directement.»

Il s'est donc mis à penser: si le film devait se passer dans un seul endroit, quel serait-il? C'est alors que Natasha's Dance, un essai sur l'histoire culturelle de la Russie signé Orlando Figes, lui est revenu à l'esprit. «Il y est question d'une société qui n'a pas encore trouvé son identité, qui a adopté la culture française - la mode, la langue, l'étiquette, etc. - et qui vit un peu comme sur une scène, en représentation», poursuit Joe Wright. Il a ainsi opté pour une approche radicalement théâtrale du roman. On ne «joue» plus à être sous les projecteurs. On y est. Avec, entre les scènes, changements de décor apparents, assumés et chorégraphiés.

Le danger étant de trouver la juste mesure, «de maintenir l'équilibre entre révéler l'artifice et garder le public émotivement engagé dans le récit», explique Keira Knightley qui, pour la troisième fois, s'est mise entre les mains de Joe Wright. Sans inquiétude, même s'il l'a prise par surprise quand il lui a expliqué le point de vue qu'il allait adopter devant l'oeuvre de Tolstoï. «Nous ne savions pas si ça fonctionnerait, mais nous avons tous sauté de la falaise avec Joe parce qu'il y a quelque chose de magique à travailler avec lui. Personne, même pas les producteurs, ne savait si son approche fonctionnerait, mais nous lui avons fait confiance parce que c'est lui. Et parce que tant qu'à faire une nouvelle adaptation d'Anna Karenine, aussi bien essayer quelque chose de différent.»

Une autre Anna

Keira Knightley, qui fait toujours des recherches exhaustives avant de se plonger dans un personnage, a donc relu le roman de Tolstoï, l'histoire de cette Anna qui, en 1874 à Saint-Pétersbourg, est mariée à un représentant du gouvernement, strict, rigide, coincé dans les principes. Elle lui a donné un fils. Elle «joue» à la bonne épouse et mère. Jusqu'au jour où elle croise un beau et jeune officier. Pour lequel elle perd la tête.

Sont ici jetées les bases du tragique triangle amoureux que l'on sait. Ou que l'on croit savoir. L'actrice, qui avait lu le roman à l'adolescence, a découvert, en le relisant avant le tournage, une autre histoire, une autre Anna, un autre rapport entre Tolstoï et le personnage: «J'ai eu l'impression, au début, que Tolstoï la détestait. Je ne suis même pas sûre qu'au départ, elle était l'héroïne du livre. Elle est la putain de Babylone, la personne à juger. Puis, tranquillement, il est tombé amoureux d'elle. Il s'est mis à la défendre. Et c'est cette dichotomie, je crois, ce double regard sur elle, qui la rend fascinante. Parce que, oui, Anna est menteuse, manipulatrice, exigeante. Mais elle est aussi adorable, pleine de vie et d'amour. Bref, elle est coupable, mais pas que coupable; elle est innocente, mais pas qu'innocente.»

Un personnage tout en nuances et en complexité auquel Keira Knightley s'est donnée corps et âme, dans une performance qui est l'une des meilleures - sinon la meilleure - de sa carrière.

Anna Karénine (Anna Karenina) prend l'affiche le 30 novembre.

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Jude Law: le mari

Quand le nom de Jude Law est apparu dans la distribution d'Anna Karenine, l'image de Vronsky s'est imposée. L'amant. Mais le réalisateur Joe Wright avait pensé à l'acteur pour le rôle de Karénine. Le mari. Le principal intéressé s'est réjoui de cette proposition, pour lui autant que pour Aaron Taylor-Johnson, son rival à l'écran: «Prendre un jeune Vronsky permet de donner un genre de naïveté au personnage, de pureté à ses intentions et à ses gestes. Autant de choses qui ne seraient pas là s'il avait 40 ans. Quant à moi, jouer quelqu'un d'aussi coincé dans sa tête, d'aussi rigide, d'aussi enfermé dans sa foi que l'est Karénine était quelque chose que je n'avais pas eu l'occasion de faire jusqu'à présent. Or, j'aime les nouveaux défis.»

Bref, il a été «très intrigué et très enthousiaste» quand Joe Wright a pris contact avec lui. Plus encore lorsque l'approche classique s'est muée en approche théâtrale. «Là, j'ai été ravi parce que pour moi, la scène est le véhicule de l'acteur alors que le cinéma est celui du réalisateur. Et je pense que Joe avait là l'occasion de mettre sa vision de l'avant, une vision courageuse et sans compromis», dit celui qui, pour se mettre au service de cette vision, a travaillé sa démarche raide, ses déplacements en ligne droite, sa façon sèche de se tourner avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui... avant de se livrer aux mains des maquilleurs et des coiffeurs, qui ont eu la mission (surréaliste) de le vieillir et de l'enlaidir. Et, oui, ils ont réussi.

Aaron Taylor-Johnson: l'amant

«Je n'avais pas lu le roman... et je ne l'ai pas lu avant le tournage», admet Aaron Taylor-Johnson, qui craignait d'être intimidé par l'ampleur légendaire de l'oeuvre de Tolstoï. L'acteur de 23 ans, que l'on a vu dans Kick-Ass et dans Savages, s'est par contre immergé dans le scénario de Tom Stoppard, «que j'ai trouvé émouvant et poétique», puis dans la vision de Joe Wright. Pas seulement celle du film, très théâtrale, mais celle du personnage: «Ses cheveux, dans le roman, sont noirs, mais Joe le voyait blond. Je suis donc devenu blond.» Dans la lignée plus traditionnelle du jeune amant romantique, donc.

Mais attention: un jeune amant «très sûr de lui, car il a été élevé dans un milieu privilégié, il a l'arrogance de ceux qui peuvent tout avoir. En plus, il tire avantage de l'attrait de l'uniforme», dit en souriant celui qui incarne le comte Vronsky, officier de cavalerie... un peu fendant, dirait-on aujourd'hui. À un point tel qu'au départ, le public ne doit pas l'aimer. C'était le but du réalisateur. «Que les spectateurs le jugent comme ils jugent Anna.» Avant de pardonner? Peut-être. En tout cas, assez pour vouloir le suivre jusqu'à l'autre bout d'une trajectoire dramatique tordue, complexe. Comme tout ce qui forme Anna Karenine.