Quelque 500 projecteurs, 2708 tubes électriques bourrés d'ampoules DEL, chacun muni d'une adresse IP reliée à une régie, des kilomètres de fils et de câbles, 365 couleurs qui changeront chaque jour au gré des saisons, de la météo, de la circulation automobile et de l'humeur générale des réseaux sociaux: voilà, en quelques chiffres, ce qui, dès le 17 mai et pour les 10 prochaines années, va permettre au pont Jacques-Cartier de briller de tous ses feux en devenant une authentique oeuvre d'art vivante, interactive et branchée sur le pouls de la ville, offrant à Montréal une nouvelle signature visuelle.

Coiffée du titre Connexions vivantes, la mise en lumière du pont Jacques-Cartier est le plus spectaculaire legs du 375anniversaire de Montréal. Sept studios multimédias montréalais, menés par Moment Factory, ont travaillé d'arrache-pied pendant près de trois ans pour créer cette oeuvre colossale qui a coûté 40 millions, somme qui inclut l'entretien des câbles et des ampoules pendant 10 ans.

Pendant la période la plus intense de la conception artistique et mécanique, plus de 350 personnes - concepteurs, techniciens, ingénieurs et ouvriers - étaient à pied d'oeuvre, bravant le vent, la pluie, la neige ou la pluie verglaçante tout en respectant des consignes strictes qui leur interdisaient de souder, de percer ou de scier le métal du pont.

Mardi soir, dans la régie temporaire qui surplombe le lac des Nations à La Ronde, le directeur technique de Moment Factory, David D'Anjou, et une poignée de techniciens s'amusaient à éteindre et à allumer le pont tout en modifiant ses teintes, passant d'un bleu indigo scintillant à un mauve chatoyant, puis au jaune éblouissant qui marquera le début de l'été.

Après des mois de réglages compliqués, l'heure de la récréation venait de sonner.

«Certains soirs ce printemps, on a complètement perdu le pont dans la brume. On avait beau mettre les lumières au plus fort, on ne le voyait plus», se souvient le directeur technique.

Un pont émotif

Devant lui et ses collègues ronronnent depuis des mois une poignée d'ordinateurs portables presque trop ordinaires pour penser qu'on puisse, d'un simple clic, transfigurer un pont qui mesure l'équivalent de deux tours Eiffel couchées.

Dans les faits, ces ordinateurs sont reliés à une salle de contrôle située à Longueuil, dans l'ancien poste de péage du pont. C'est d'ici que chaque soir, à partir du 18 mai, s'enclencheront des commandes automatisées nourries par des métadonnées recueillies à partir des bulletins météo, des rapports de circulation et des échanges sur les réseaux sociaux du jour.

«Chaque fois que quelqu'un fera un #Montréal sur les réseaux sociaux, l'info sera communiquée au pont. Plus il y aura de #Montréal, plus les couleurs du pont s'activeront sous l'effet des bonnes comme des moins bonnes nouvelles», indique François Morel, producteur de Moment Factory.

Le producteur a eu la tâche ardue de coordonner la gestation du projet et, surtout, de réunir six firmes concurrentes dans les locaux de Moment Factory.

La guerre aurait pu éclater et la bisbille entre les studios s'installer. Il n'en fut rien. Conscients que l'illumination du pont serait une extraordinaire carte de visite pour mettre en valeur leur expertise, les studios montréalais ont vite abandonné leurs différends pour travailler ensemble.

Gabriel Pontbriand est le directeur de création du projet. Il répète à qui veut l'entendre qu'il s'agit d'une oeuvre d'art dont l'intégrité doit être respectée. «Il ne faut jamais que l'illumination du pont devienne un outil promotionnel et que, par exemple, il vire au vert le jour de la Saint-Patrick ou qu'il se pare de rose pour la lutte contre le cancer du sein.» 

«Avec la lumière, nous avons créé une oeuvre digitale qui raconte l'énergie de Montréal. C'est une sorte de tableau vivant qui a sa logique propre. On doit la respecter.»

Le producteur François Morel confirme que l'entente qui lie les concepteurs du projet à la Société des ponts stipule qu'aucune modification à l'illumination du pont ne peut être faite sans leur approbation.

Les lumières s'activeront dès le coucher du soleil, soit à une heure variable selon les saisons. L'été, le pont restera illuminé jusqu'à la fermeture des bars. L'hiver, il se couchera plus tôt, mais il se réveillera plus tôt aussi, de quoi consoler les passagers de l'heure de pointe en mal de lumière.

Un vieux rêve

Un qui se félicite tout particulièrement de l'aboutissement du projet, c'est Gilbert Rozon, commissaire des Fêtes du 375anniversaire, mais surtout celui qui a dû convaincre les gouvernements d'accorder les 40 millions nécessaires à une mise en lumière à la fine pointe de la technologie. Lorsque Éric Fournier, PDG de Moment Factory, lui a proposé le projet d'illumination du pont Jacques-Cartier, Rozon a reconnu un vieux rêve qu'il entretenait depuis des années. «J'ai toujours trouvé ça dommage qu'on ne voie pas le pont Jacques-Cartier la nuit et qu'on n'exploite pas davantage sa structure. Je voyais aussi beaucoup de grandes villes du monde capitaliser sur la lumière, et souvent grâce à l'expertise des studios montréalais. Il était juste normal qu'on le fasse pour Montréal», a affirmé Rozon mardi devant les artisans du projet réunis pour la projection d'un documentaire sur l'aventure des Connexions vivantes, qui sera diffusé ce printemps.

Rozon a raison. Depuis son inauguration, le 14 mai 1930, le pont Jacques-Cartier a pris l'habitude de disparaître comme un voleur la nuit venue. Avalée par la noirceur, sa magnifique structure de métal ne réapparaissait qu'à l'aube, avec les premiers travailleurs. Mais ce temps-là est révolu. À partir du 17 mai au soir, le pont Jacques-Cartier va pour ainsi dire renaître. Ce soir-là, Moment Factory a prévu un spectacle son et lumière unique pour la «naissance du pont».

Il y aura une première partie d'une durée de six minutes pour les caméras de télé, au cours de laquelle le pont s'arrachera lentement des ténèbres au son d'une pièce de Mahler enregistrée par Yannick Nézet-Séguin et l'Orchestre Métropolitain. Une fois sa naissance accomplie, le pont se lancera dans un feu roulant de jeux et d'effets de lumière au son des musiques métissées et montréalaises d'Alaclair Ensemble, de Valaire, de Kid Koala et de Pierre Kwenders.

Puis, dès le lendemain, sans tambour ni trompette, mais avec une batterie d'ordinateurs, le pont entamera sa nouvelle vie, conscient qu'il est peut-être toujours un pont, mais de plus en plus aussi une oeuvre d'art et, qui sait, l'emblème d'un nouveau Montréal.