Après 14 ans, on n'espérait plus le revoir diriger l'OSM, mais voilà qu'à l'invitation d'Alain Simard, Charles Dutoit s'amène la tête haute à la Maison symphonique qu'il a longtemps réclamée, le temps de deux concerts, les 18 et 20 février. Retour sur la relation glorieuse et parfois agitée entre le maestro suisse et l'orchestre montréalais qu'il a mis sur la carte du monde.

Les débuts

Depuis que l'Espagnol Rafael Frühbeck de Burgos a claqué la porte à l'automne 1976, l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) est orphelin de chef. Le Suisse Charles Dutoit, qui vient d'avoir 40 ans, est l'un des sept chefs invités à combler le calendrier de la saison, les 15 et 16 février 1977.

«Le concert de 1977 avait été si impressionnant que j'avais titré "Dutoit: notre prochain chef?"», rappelait Claude Gingras dans La Presse à l'occasion du retour à Lanaudière de Charles Dutoit à la tête du Philadelphia Orchestra, en juillet 2011.

Notre collègue avait vu juste: Dutoit a été nommé chef et directeur artistique de l'orchestre montréalais le 12 septembre suivant et a dirigé son premier concert à ce titre les 4 et 5 octobre.

«Ce fut une période difficile entre le départ du maestro Rafael Frühbeck de Burgos et les débuts de Charles Dutoit. L'orchestre manquait de direction. Quand Dutoit est arrivé, on s'est vite rendu compte qu'on avait un bon chef», se souvient le second violon Gratiel Robitaille, doyen des musiciens de l'OSM, engagé par Zubin Mehta en 1965.

«Je me souviens que dès le début, il nous a fait travailler fort. Avec lui, on apprenait toujours quelque chose de nouveau. Pendant une vingtaine d'années, il a toujours exigé plus, plus et encore plus et nous a ainsi permis de développer nos aptitudes», renchérit l'altiste Charles Meinen qui, comme Robitaille, est l'un des cinq musiciens encore avec l'orchestre qui étaient présents lors des débuts montréalais de Charles Dutoit.

Rapidement, des musiciens d'ailleurs, comme le violoniste américain Richard Roberts, qui jouait pour le prestigieux Cleveland Orchestra - l'un des Big Five aux États-Unis -, se sont amenés à Montréal, attirés par la réputation de l'OSM sous Dutoit.

«C'était un bon orchestre quand je suis venu, mais ce n'était pas un orchestre qui avait une personnalité ni une image très prononcée, nous a dit Dutoit en interview l'an dernier. Alors on a pu construire ça ensemble pendant toutes ces années.»

Le règne

Les grandes réalisations de Charles Dutoit à l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) ne se comptent pas, écrit Claude Gingras dans son livre Notes. En près d'un quart de siècle avec l'OSM, le maestro suisse a enregistré 80 albums et fait 33 sorties et tournées majeures, dont 21 présences à Carnegie Hall.

«Dutoit a mis l'orchestre sur la carte du monde, point final», tranche l'altiste Charles Meinen.

«Il a bâti l'orchestre, il a bâti le répertoire, il a créé le son, renchérit son ami Lucien Bouchard, président du conseil d'administration de l'orchestre depuis 2004. Il l'a hissé à un niveau tel que dès le début des années 80, dans les grands catalogues d'évaluation, l'OSM était déjà reconnu non seulement comme un grand orchestre nord-américain et mondial, mais comme le meilleur de la francophonie.»

Les musiciens de l'orchestre ont toujours en mémoire des moments marquants du règne de Dutoit, notamment leur première tournée européenne en 1984.

«Le sacre du printemps à la Philharmonie de Berlin, c'est un des meilleurs concerts qu'on ait jamais faits, affirme le cor anglais Pierre-Vincent Plante. Et quand on a joué la Symphonie fantastique au Barbican, à Londres, le toit levait.»

«Dutoit réussissait à mettre tout le monde sur la même fréquence et, les soirs où ça arrivait, c'était absolument extraordinaire», poursuit-il.

Au Japon, où Dutoit dirigeait l'orchestre symphonique de la NHK, les musiciens de l'OSM étaient accueillis comme des stars du rock ou de la pop. «Lors de notre première tournée, le monde nous attendait comme si on était Madonna, raconte Plante. Les Japonais connaissaient les noms de tous les musiciens et, si j'avais fait un solo, il fallait que je signe des autographes.»

Chez nous, l'OSM de Dutoit se produisait à Wilfrid-Pelletier, mais on pouvait également le voir au Forum, au Stade olympique ou dans les parcs. Les musiciens n'ont pas oublié un concert au Centre de la nature de Laval devant une mer de monde.

«Dutoit était beaucoup plus intéressé à ce que les musiciens aient leur propre voix plutôt qu'à leur dire quoi faire dans tel ou tel solo, explique le bassoniste Stéphane Lévesque. Je pense que c'est de là que vient la personnalité de l'orchestre à plusieurs égards: il nous donnait le droit de prendre des risques et d'avoir notre propre sonorité.»

«Dutoit faisait répéter l'orchestre puis il nous laissait jouer, acquiesce Charles Meinen. Chaque concert était comme une course de chevaux quand la barrière se lève et que les chevaux s'élancent.»

PHOTO FOURNIE PAR L'OSM

En 1982, Charles Dutoit et l'OSM reçoivent le Prix mondial du disque de Montreux pour leur premier enregistrement d'un contrat exclusif avec Decca: Daphnis et Chloé, de Maurice Ravel.

Le divorce

Contesté par des musiciens, Charles Dutoit a annoncé sa démission de l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) par communiqué le 10 avril 2002. Le 27 mars précédent, il avait dirigé son dernier concert, lui qui se préparait à entreprendre sa 25e saison à la direction artistique de l'OSM.

Dans son livre Notes, Claude Gingras parle d'un climat envenimé au point de non-retour: «Les dernières années furent pénibles pour tous. Dutoit commençait à regarder ailleurs. Il était devenu difficile avec tout le monde, surtout avec ses musiciens, qui l'accusèrent de tous les torts, avec justification dans certains cas, mais en oubliant qu'il avait pris publiquement leur défense lors d'une grève en 1998.»

«Ça ne s'est pas terminé de façon aussi élégante - pour employer un euphémisme - qu'on l'aurait souhaité», a rappelé Lucien Bouchard l'an dernier lors de la conférence de presse annonçant le retour de Charles Dutoit.

Dutoit lui-même a ajouté qu'il était normal qu'il y ait de la bisbille dans un ménage qui dure depuis 25 ans et qu'il reconnaissait ses torts. Il préférait effacer les mauvais souvenirs et se concentrer sur ce concert des retrouvailles avec l'OSM.

La plupart des musiciens auxquels nous avons parlé nous ont dit ne pas vouloir revenir sur le sujet. Pour eux, l'important était de faire preuve de maturité en tournant la page, surtout après une longue séparation de 14 ans.

«Le passé, c'est le passé et ça serait niaiseux de s'empêcher de revoir Charles Dutoit. Il a fait beaucoup pour Montréal.» - Un musicien de l'OSM

Alain Simard, qui a convaincu son ami Charles Dutoit de revenir diriger l'OSM dans la Maison symphonique qu'il avait tellement souhaitée, montre du doigt celui qui, à l'époque, était le président de la Guilde des musiciens, Émile Subirana, «l'ennemi commun» dont la charge en règle contre Charles Dutoit aurait provoqué sa démission et avec lequel le Festival de jazz avait également eu maille à partir.

«À une certaine époque, la Guilde était très corporatiste et, pour Dutoit, c'était comme si ça tuait l'âme, la passion de la musique, dit Simard. Je connais Dutoit et je sais que c'est un gars exigeant, mais moi aussi, je suis exigeant. Il y en a pour qui cette exigence-là était un défi, une stimulation, une émulation, tandis que pour d'autres...»

Le bassoniste Stéphane Lévesque siégeait au Comité des musiciens quand a eu lieu le divorce entre Dutoit et l'OSM.

«C'est clair que la Guilde a fait ça d'une façon assez spectaculaire, mais ça reflétait quand même une réalité au sein de l'orchestre qui avait été soulignée à plusieurs reprises auprès de la direction, précise-t-il. Ce n'est pas comme ça qu'on aurait aimé que ça se finisse. [...] C'est regrettable, mais on ne peut nier que dans l'orchestre, à certains moments, à certains égards, avec certains individus, il y avait des tensions. Mais un orchestre, c'est beaucoup d'artistes.»

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Le 26 mars 2002, Charles Dutoit dévoile la programmation de sa 25e saison à la tête de l'OSM. Deux semaines plus tard, il annoncera sa démission par voie de communiqué.

Les retrouvailles

Charles Dutoit a été sollicité maintes fois par l'OSM pour revenir diriger l'orchestre montréalais. Chaque fois, il a refusé. «Je n'étais pas prêt», a-t-il dit au sujet de l'invitation qui lui avait été faite pour la saison du 75e anniversaire de l'orchestre en 2008-2009. Les ex-chefs Zubin Mehta, Franz-Paul Decker et Rafael Frühbeck de Burgos avaient aussi été invités.

L'an dernier, en conférence de presse, Dutoit s'est même dit étonné que son retour se fasse si tôt. «Il ne voulait pas le faire, il était tellement blessé», explique son ami Lucien Bouchard.

Peu après avoir été nommé président du conseil d'administration de l'OSM, en 2004, l'ex-premier ministre s'est rendu à Boston en auto pour aller voir Dutoit à l'oeuvre.

«Après le concert, je suis allé manger avec lui pour tenter de ressouder ce qui avait été cassé, raconte-t-il. Ce n'était pas évident non plus qu'un jour, il voudrait rediriger l'orchestre. En fait, je pense qu'il l'a toujours voulu, mais passerait-il par-dessus les mauvais souvenirs qu'il a conservés des conditions de son départ?»

C'est finalement l'intervention d'Alain Simard, un autre ami de longue date, qui est venue à bout de la résistance du maestro suisse. «Ce n'était pas une réponse directe mais indirecte à l'OSM. Si je n'avais pas rencontré Alain, je pense que ça ne se serait pas produit», nous a expliqué Charles Dutoit l'an dernier.

Simard a tenté une première approche à Lanaudière, où Dutoit dirigeait le Philadelphia Orchestra en juillet 2011. Puis, il lui a organisé une visite discrète de la Maison symphonique, où il a assisté à deux concerts en mars 2014.

«À partir du moment où il a accepté l'idée de revenir jouer avec l'OSM sous le prétexte que c'était l'année de la Suisse à Montréal en lumière [en 2015, mais les concerts ont été reportés d'un an parce que Dutoit n'était pas disponible], il s'est mis à triper sur l'idée. Il a dit qu'il fallait inviter Martha [Argerich, pianiste et ex-femme de Dutoit] parce qu'elle avait été de la première tournée internationale de l'OSM et que c'était une façon de boucler la boucle historique.»

«Je suis très content que Dutoit, qui va avoir 80 ans cette année, puisse revenir à Montréal la tête haute faire un programme dont il est fier.» - Alain Simard

Ledit programme est emblématique de la glorieuse histoire de Dutoit avec l'OSM: Ravel, Berlioz, Stravinsky, Beethoven... Plus encore, il permettra aux musiciens que le maestro estimait de se mettre en valeur, croient des membres de l'OSM.

Pour que ces retrouvailles se fassent, il fallait obtenir l'assentiment des musiciens. Ceux qui ne voudraient pas jouer pour leur ex-chef n'auraient pas à le faire.

«On les compte sur les doigts d'une main, note Stéphane Lévesque, président du Comité des musiciens, à propos de ceux qui se sont désistés. Dès qu'on a su le programme, beaucoup de mes collègues sont retournés aux sources revoir leurs vieilles partitions, réécouter les enregistrements de Petrouchka ou de La valse

Le jeune Américain Todd Cope, clarinette solo, n'a jamais travaillé avec Dutoit, mais il a hâte lui aussi de jouer La valse de Ravel: «C'est le premier enregistrement que j'ai possédé de l'OSM avec Charles Dutoit. Au Conservatoire de musique de Cincinnati, quand j'étudiais le répertoire orchestral, je tombais souvent sur un enregistrement de Dutoit et l'OSM.»

Certains musiciens se mettent même à rêver que Dutoit revienne bon an, mal an diriger l'OSM à titre de chef invité.

«Pourquoi pas? Une fois la porte rouverte...», acquiesce Lucien Bouchard.

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À la Maison symphonique les 18 et 20 février, 20h. Soliste invitée Martha Argerich.

Le concert Dutoit-OSM du 18 février sera diffusé en direct sur le web dès 20h sur medici.tv et sur ICIMusique.ca. Par la suite, on pourra l'écouter sur ICI Musique le 22 février à 20h. Il sera disponible sur medici.tv jusqu'au 18 mai et sur ICIMusique.ca pendant un an.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE