Après s'être décrit comme «un grand timide», après s'être dit «profondément fatigué d'entendre des artistes expliquer leur démarche ésotérique», après s'être inquiété de la précarité économique de l'industrie de l'enregistrement audio, le pianiste Alain Lefèvre ne s'est finalement pas (du tout) fait prier pour commenter généreusement le choix des oeuvres et des compositeurs auxquels il s'est consacré sur un nouvel album paru chez Analekta: Rachmaninov - Haydn Ravel.

Transplanté en Grèce depuis peu, le virtuose montréalais était de passage à Montréal afin de nous parler d'abord de cette «version Horowitz» de la Sonate pour piano no 2 en si bémol mineur, op. 36, de Sergueï Rachmaninov.

«J'ai entendu cette sonate, raconte-t-il, alors que j'étais étudiant au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. J'étudiais alors avec Pierre Sancan. Un jeune prodige du siècle, soit le Grec Dimitri Sgouros alors enfant, nous avait joué cette sonate. J'avais trouvé ça fabuleux.»

Alain Lefèvre considère cette sonate comme «l'une des oeuvres les plus mystérieuses» du compositeur russe. Il rappelle que Rachmaninov et Scriabine faisaient partie de cette mouvance ésotérique de Madame Blavatsky, de Gurdjieff, etc., qu'ils étaient «très enclins au spiritisme».

«Il y a chez Rachmaninov la peur du monde invisible. Ayant eu des relations sexuelles avec un membre de sa famille, il s'en est toujours senti coupable, et il avait la crainte que les fantômes ne viennent le punir. Dans cette Sonate no 2, on ressent tout ce côté fantasmagorique.»

Ce qui n'exclut pas la féerie, s'empresse de préciser l'interprète en citant un exemple probant: 

«Dans le deuxième mouvement, un des plus beaux thèmes arrive à la troisième page. C'est le thème d'un amoureux pudique fantastique. Un monument de beauté ! Le deuxième mouvement de cette sonate vit en moi depuis 20 ans.»

Le pianiste en souligne le grand défi d'interprétation: 

«C'est une sonate techniquement difficile à jouer, mais aussi difficile à faire tenir. Les trois mouvements qui sont attachés relèvent d'une écriture filandreuse. Il faut que le pianiste décode. Tu ne peux pas jouer cette sonate en te disant: "Je vais juste faire toutes les notes." Le compositeur est un romantique, mais un romantique de l'intérieur. Alors si vous écoutez ce que je fais de cette sonate, je n'en fais pas une pièce romantique, j'en fais la lecture que Rachmaninov voulait qu'on en fasse.»

Un Rachmaninov angoissé

Et que voulait le compositeur, au juste?

«Si on écoute bien cette sonate, répond Alain Lefèvre, on sent bien que ce n'est pas le Rachmaninov habituel. On est vraiment au sommet de sa crainte des esprits. Avec cette sonate, il était dans son plus grand stress, sa plus grande angoisse, il avait peur qu'un fantôme ne vienne lui tirer les pieds dans son sommeil. Il était ébranlé. C'est pourquoi le début de cette sonate n'est pas un commencement. Le compositeur est déjà hanté.»

Et pourquoi avoir choisi la «version Horowitz» de la sonate?

«Quand Horowitz a fait le Troisième Concerto de Rachmaninov au Hollywood Bowl, apparemment, le compositeur est monté sur scène pour prendre le pianiste dans ses bras et lui dire qu'il n'avait jamais entendu ce concerto aussi bien joué. J'ai quelques doutes sur la véracité de cette anecdote, mais je sais qu'Horowitz avait une grande proximité avec Rachmaninov. Et il était essentiel pour moi d'aller vers la version d'Horowitz, car il avait souvent expérimenté en concert cette musique par rapport à l'auditeur. À l'époque, je l'avais travaillée avec Sancan, qui en avait discuté avec le Soviétique Heinrich Neuhaus (autre grand prof de piano à l'époque), estimant que la version d'Horowitz était de loin la plus adéquate à enregistrer.»

La valse romantique de Ravel

Et pourquoi associer cette Sonate no 2 de Rachmaninov à la version transcrite pour piano de La valse, poème chorégraphique pour orchestre de Maurice Ravel, qu'il avait composé peu après la Première Guerre mondiale? La réponse d'Alain Lefèvre est assortie d'une anecdote : 

«Ravel est en promenade dans une guinguette, au bord de la Marne. Il voit alors un jeune homme assis et il observe une femme qui trouve très beau ce jeune homme... avant de se rendre compte qu'il n'a pas de jambes. Il les a perdues à la guerre... Pour moi, donc, la folie de la Sonate no 2 de Rachmaninov va très bien avec la Valse de Ravel, profondément dramatique.»

Les profils historiques de La valse nous apprennent en outre que Maurice Ravel envisageait de composer pour le ballet une sorte de glorification de la valse, mais que la Première Guerre mondiale le retarda dans l'accomplissement de son projet. La traversée de cette guerre épouvantable en transforma les intentions et le ton, l'oeuvre fut alors imaginée comme une «valse de mort», pour reprendre l'expression d'Alain Lefèvre.

Et Haydn?

«Très sincèrement, répond notre interviewé, on aime bien mettre les pianistes dans des domaines précis. Untel est bon dans la musique de Chopin, untel est meilleur avec tel autre compositeur... Je trouve ça un peu rapide. J'ai fait énormément de musique dite classique et aussi de musique baroque, la sonate de Haydn est aussi un clin d'oeil afin de dire qu'il y a un âge pour tout. J'ai beaucoup joué Rachmaninov, beaucoup joué les grands romantiques... Il se peut fort bien qu'un jour, ma vie fasse en sorte que j'aille vers Bach, vers Haydn ou encore Rameau, que j'affectionne particulièrement. En fait, ce n'est pas parce que tu joues bien Rachmaninov que tu joues mal Haydn, ce n'est pas parce que tu joues bien Haydn que tu joues bien Rachmaninov. Et c'est pour ça que cet album est quelque peu hétéroclite.»