La courbe de la crédibilité rock serait-elle comparable à celle du blues ou du R&B ? Telle est la courbe : on démarre en lion, on galvanise, on électrise, on conquiert, on célèbre, puis on se met à la répétition de rengaines consensuelles une vie durant. En fin de parcours, on reconquiert le respect des plus sceptiques contre toute attente.

Serait-ce le destin de U2 ?

Années 80-90 : on s'émoustille à l'écoute d'un chanteur, d'un guitar hero, d'une puissante section rythmique de provenance irlandaise. Magnétisme sur scène, pertinence du propos, éloquence, force des riffs et des vers d'oreille, U2 est sans conteste une formation emblématique de cette époque.

Boy, October, War, The Unforgettable Fire, The Joshua Tree, Achtung Baby, ça monte, ça monte jusqu'à Zooropa et Pop et puis... au pied de la scène, les camps se séparent.

Le premier, très majoritaire, ne cessera de carburer à la nostalgie d'un répertoire glorieux, de performances épiques, de grands-messes consensuelles. Le deuxième, de plus en plus restreint au fil de l'existence, dénombre des têtes chercheuses parties ailleurs, démobilisées pour la plupart par autant de redite. U2 les ennuie depuis la fin des années 90. Ce camp réprouve l'autoparodie, la pompe, la grandiloquence pseudo-progressiste, cette redondance formelle enfouie sous les effets spéciaux et les revenus faramineux.

C'est ainsi depuis l'an 2000, qui coïncide avec la sortie d'All That You Can't Leave Behind. À l'écoute de No Line on the Horizon (2009), on s'était excité le pompon un court instant, le ballon s'était assez rapidement dégonflé pour des considérations de rectitude artistique. Puis vinrent les Songs of Innocence, variations poétiques sur les souvenirs adolescents racontés par le capitaine Bono et douteusement implantées sur iTunes.

Or, comme le blues, des années de radotage peuvent étrangement reconduire à... la crédibilité. Celle accordée à ceux qui durent.

Dans le cas de U2, c'est tout de même différent de Bettye LaVette, vu les fortunes accumulées et les cirques déployés dans tous les grands marchés. Mais bon...

Songs of Experience a été amorcé peu après la mégatournée Innocence+Experience. Le 14e opus de U2 était en cours de création pendant le Brexit, l'élection présidentielle américaine, le retour en force du conservatisme et de l'intolérance à l'échelle occidentale. On imagine que le groupe a été animé par une nouvelle pulsion créatrice. Bono aurait consulté le poète irlandais Brendan Kennelly, son compatriote lui aurait suggéré d'écrire comme si un mort parlait aux vivants.

La résultante s'avère efficace, à tout le moins.

Dans ce contexte d'urgence retrouvée reviennent en force les homélies du révérend Paul Hewson, les hymnes oecuméniques pour stades et arénas : « L'amour est tout ce qu'il nous reste », « Les plus belles choses sont si faciles à détruire », « L'amour est plus grand que tout ce qui se trouve sur sa route », « Es-tu assez dur pour être gentil ? », « Je sais que mon innocence n'est plus », « Bénis soient les menteurs, car la vérité peut être étrange »... Un lampion avec ça ?

Réalisées par Steve Lillywhite, Jacknife Lee, Ryan Tedder et Andy Barlow (Lamb), les accroches typiques de U2 abondent à travers ces « chants de l'expérience ». Élans vocaux de Bono à l'appui, riffs incandescents de The Edge, impeccable soutien rythmique de Larry Mullen Jr. et Adam Clayton. Les formes chansonnières portent les charges des meilleurs albums de U2.

Les emballages lorgnent parfois vers le hip-hop (American Soul, prolongement ou adaptation de XXX, de Kendrick Lamar), le dance-rock (The Blackout), l'électro (Book of Your Heart), le rock de chambre (Lights of Home) et plus encore.

À coup sûr, le premier camp savourera cette sortie jubilatoire. Le second esquissera quelques sourires, restera discret et ne boudera peut-être pas son plaisir coupable. Courbe étrange de la crédibilité rock, voilà un autre de ces savoureux paradoxes de l'existence...

*** 1/2

ROCK, Songs of Experience, U2, Interscope/Universal

photo Clodagh Kilcoyne, archives Reuters

Le groupe U2

PHOTO Chris J Ratcliffe, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

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