Le chaos organisé est le moteur du nouvel album d'Elizabeth Shepherd, jazzwoman très portée sur le groove. Une visite à son domicile nous a permis de mieux comprendre d'où vient ce Signal, dont le titre s'inspire de l'émission de fin de soirée qu'anime Laurie Brown à CBC 2.

Avec son conjoint et leur fillette Sanna, Elizabeth Shepherd vit à Verdun. À deux pas de la piste cyclable qui longe le fleuve, cet appartement respire le bon goût de ses occupants. Lumière du jour à profusion, décor épuré, mélange circonspect d'ancien et de neuf, organisation idéale des lieux. Malgré l'ordre qui y règne, nous sommes ici aux antipodes d'une conception crispée de la vie domestique.

La trentenaire s'est rendue à l'évidence : dans un contexte familial, son existence entière doit être prétexte à découverte, ouverture, raffinement, création. «J'aime créer en cuisine, en décoration intérieure, j'aimerais aussi coudre mes vêtements, mais le temps me manque», explique cette artiste qui s'entraîne aussi quotidiennement pour le triathlon! Sauf la famille, la musique l'emporte néanmoins sur ses multiples activités.

À l'évidence, la matière de The Signal (Linus Entertainment) est la plus mature des cinq albums d'Elizabeth Shepherd parus depuis 2006. Et témoigne de ce chaos, somme toute, très organisé : «Auparavant, j'avais peur de corrompre ma musique avec une réalisation trop chargée. Je craignais le compromis entre le studio et la réalité. Je craignais de n'être pas assez jazz. J'en ai discuté avec mon collègue et ami Roberto Occhipinti, contrebassiste de Toronto qui enseigne aussi la réalisation. Il m'a fait comprendre que le simple choix d'un micro changeait le son originel de sa source d'enregistrement. À partir de là, aucun son ne peut être pur.»

Sa première grossesse, fait-elle observer, a également favorisé une conception moins «prise de tête» qui l'a menée à (aussi) enfanter The Signal : «Quand j'ai eu ma fille, je n'avais plus de temps pour me faire des complexes avec ces considérations d'enregistrement. J'ai assumé les contraintes de la vie, mes horaires un peu bordéliques. Je le réalise depuis que je suis une maman, il n'y a pas d'environnement parfait pour faire de la musique. Je ne peux déposer ma fille dans les bras de son père pendant six mois! Dans ce tourbillon, je n'ai pas le luxe de stresser.»

Pour le mieux, visiblement : ancrée dans le moment présent, la musicienne assume désormais la spécificité créatrice de l'enregistrement et de la réalisation, bien au-delà de la composition et du jeu.

«J'ai enregistré mes nouvelles chansons en très peu de temps. Puis j'ai fait beaucoup de montage et de surimpression parce que je ne disposais pas d'un budget considérable. À force de couper, copier, coller, les arrangements ont fini par émerger. Maintenant, il faut interpréter cette musique telle que je l'ai reconstituée! Les musiciens peuvent s'étonner de jouer ces versions modifiées, mais le studio est un laboratoire. Il faut en profiter.»

Musique de ville

On ne s'étonnera pas qu'Elizabeth Shepherd soit férue de musiques dont la lutherie permet de telles déconstructions et reconstructions : «J'aime les musiques des grandes villes, traversées par plusieurs cultures et traditions. J'aime l'électro, mais surtout ce hip-hop des années 90 qui m'a menée au jazz - A Tribe Called Quest, De la Soul, Digable Planets, The Roots, etc. Abdominal, mon ex, est un très bon MC; il m'avait initiée au hip-hop de grande qualité. J'avais alors pris conscience que le hip-hop pouvait aussi être sérieux, politique, engagé.»

Cette inclination d'Elizabeth Shepherd pour l'engagement a sûrement à voir avec l'environnement familial dont elle est issue : ses parents sont des humanistes ayant passé le plus clair de leur parcours professionnel dans des ONG, dont l'Armée du Salut à Paris, où elle a vécu une partie de son enfance et de son adolescence. D'où ce français quasi impeccable qui sort de sa bouche.

Inscrite en littérature à l'Université McGill avant de migrer vers Toronto pendant près d'une décennie pour ensuite revenir s'installer au Québec, elle avait bifurqué vers le jazz. «Je sais reconnaître les grands textes de poésie et je reconnais aussi que mes musiques sont supérieures à mes textes.»

Effectivement. Assez substantielles pour attirer l'excellent guitariste new-yorkais (d'origine béninoise) Lionel Loueke, qui apparaît sur quelques chansons de The Signal. «Je l'ai approché lors d'un concert donné à l'Upstairs où il accompagnait le batteur Daniel Freedman. Après avoir écouté ma musique, il a dit aimer ce qu'il entendait. Il a été très généreux.»

On devine que le musicien africain ne fait pas partie de son quintette régulier, formé exclusivement de musiciens torontois - puisque la création de l'album fut amorcée avant le déménagement. Pour Elizabeth Shepherd, en fait, le lieu de résidence de ses musiciens importe peu : «J'aime d'abord travailler avec de bonnes personnes. J'aime toutefois que mes musiciens soient polyvalents, vu la diversité des sons de The Signal. En plus d'être un excellent trompettiste, Kevin Turcotte chante très bien et joue la percussion. Plus jeune, le guitariste Thom Gill chante également fort bien et s'intéresse aux sons électroniques. Le batteur Colin Kingsmore et le bassiste Scott Kemp complètent la formation, sans compter mon ordinateur!»

Jazzwoman au bout du compte?

«En 2014, vous savez, cette étiquette n'est pas une bénédiction, mais... lorsqu'on me demande si je suis une musicienne de jazz, je réponds par l'affirmative. Ce qui m'intéresse dans le jazz n'est pas tant la préservation que l'évolution.»

Elizabeth Shepherd se produit samedi, 20h, à L'Astral, dans le cadre de la série Jazz à l'année du FIJM. Pour infos : www.montrealjazzfest.com