Leurs pères auraient pu se croiser pendant la bataille de Normandie: 70 ans après, l'un des fils du jazzman Dave Brubeck et celui d'un médecin de campagne normand ont composé une oeuvre transatlantique qui fait revivre l'invasion de l'Europe par le jazz à la Libération.

Dave Brubeck, auteur entre autres des célébrissimes Take Five et Blue Rondo A la Turk, a débarqué en Normandie à l'été 1944 dans les semaines qui ont suivi le Jour J, raconte à l'AFP son fils Chris, venu répéter à Rennes son Brothers in Arts - Hommage à nos pères, une oeuvre symphonique écrite à quatre mains avec le Français Guillaume Saint-James.

Après sa création mondiale à Rennes jeudi, la symphonie, commande de l'Orchestre symphonique de Bretagne, va être jouée vendredi et mardi, puis sera reprise en novembre aux États-Unis et voyagera dans les deux pays. Ce concert s'inscrit dans le cadre de la commémoration du Débarquement en Normandie, et de la célébration de la Libération.

Âgé de 24 ans à l'époque, Dave Brubeck suit en France l'évolution de l'armée Patton, avant de se retrouver à Metz, où il accompagne au pied levé trois choristes en manque de pianiste lors d'un show impromptu. Remarqué par son général, Brubeck est chargé de créer un groupe de jazz afin d'entretenir le moral des troupes et de faire découvrir cette musique nouvelle aux populations libérées.

«Son chef lui a dit: il vaut mieux que tu fasses de la bonne musique que d'être tué», explique Chris Brubeck, qui rappelle que son père a échappé ainsi de justesse à la sanglante offensive des Ardennes à l'hiver 1944-45.

Le «Wolf Pack» devient l'un des premiers groupes à compter des musiciens blancs et noirs au sein d'une armée américaine encore marquée par la ségrégation. Dave Brubeck connaîtra la gloire en 1959 avec son album Time Out.

Lors de la libération de l'Europe, l'état-major américain n'hésite pas à fournir des centaines de pianos à ses soldats et à inonder l'Europe de millions de 78 tours, des «V-discs» propageant les succès de Frank Sinatra, Sidney Bechet, Louis Armstrong, Bing Crosby...

Quant à Guillaume Saint-James, il raconte que son père, alors âgé de 13 ans, a été opéré d'une appendicite à la lueur d'une bougie... le 7 juin 1944 à Bayeux, le jour de la libération de la ville normande.

Féru de jazz, «la musique des gens qui l'ont sauvé», observe son fils, Alain Saint-James joue du piano en amateur dans les caves de Saint-Germain-des-Prés à Paris avant d'entamer une carrière de médecin dans la campagne normande, écoutant la musique de ses idoles au volant de sa voiture et transmettant sa passion à son fils au passage.

Batterie et accordéon

Des décennies plus tard, les fils se retrouvent un peu par hasard sur la même scène à Rennes en France, lors d'un concert fin 2012, peu avant le décès de Dave Brubeck, et découvrent cette histoire commune. Jaillit alors l'idée d'écrire une oeuvre ensemble, commandée par l'Orchestre symphonique de Bretagne.

«On s'est distribué les chapitres comme pour un film», explique Guillaume Saint-James, 47 ans. Le compositeur joue lui-même du saxophone sur son oeuvre que Chris Brubeck accompagne au trombone et au piano.

La pièce, de 50 minutes, commence par évoquer l'enfance des deux pères, l'un en Normandie, l'autre en Californie. Puis survient le fracas de la machine de guerre allemande, le Débarquement et la Libération.

Des discours d'Eisenhower, De Gaulle et Churchill ponctuent la symphonie, donnant une gravité historique à une oeuvre par ailleurs très vivante et mélodique.

Les deux compositeurs n'ont pas hésité à instiller des rythmes jazzy dans leur oeuvre, au risque de perturber des musiciens classiques: une batterie accompagne l'orchestre, ainsi qu'un accordéon, qui évoque les sons d'un bal populaire de la Libération.

«C'est la clé du morceau. Cela lui donne une texture qui change toute la saveur», observe Chris Brubeck, 62 ans.

L'Américain rappelle que son père «fut l'un des premiers musiciens à marier le jazz et la musique classique» et était pétri d'influence française pour avoir été l'élève du compositeur Darius Milhaud.