Joint ce samedi à Berlin, Alexander von Schlippenbach parle droit. Parle clair. La rhétorique du septuagénaire demeure en parfaite conformité avec les traits racés de son visage, avec son port décidé, avec sa longue et constante trajectoire musicale.

Depuis 1966, le Globe Unity Orchestra, dont il fut l'instigateur, s'est produit de par le monde. Un classique du jazz contemporain, si on s'intéresse un tant soit peu aux avant-gardes free des années 60. On peut certes considérer cet orchestre paneuropéen parmi les principaux véhicules du jazz contemporain de l'autre côté de l'Atlantique.

Le pianiste et compositeur a créé d'autres ensembles d'importance, dont le Berlin Contemporary Jazz Orchestra. Au cours du dernier demi-siècle, on l'a entendu aux côtés d'éminents jazzmen d'Europe : Manfred Schoof, Peter Kowald, Evan Parker, Peter Brötzman, Paul Lovens et autres Gunter Hampel.

Avec le quartette berlinois Die Enttäuschung, formé du trompettiste Axel Dörner, du clarinettiste (basse) Rudi Mahall, du contrebassiste Jan Roder et du batteur Uli Jennessen, il mène ce projet prévu ce soir aux Suoni Per Il Popolo : revoir la musique de Monk, faire s'arrêter la bille de la roulette sur n'importe quel classique signé Monk. D'où ces trois albums sous la bannière Monk's Casino, lancés en 2003 sur Intakt Records.

«Ce projet est en marche depuis une dizaine d'années. Nous avons trouvé un terrain commun d'exploration dans cette musique. Nous avons entrepris de reprendre le répertoire entier de Thelonious Monk afin que l'on puisse offrir de longues soirées de jazz. Il faut aussi rappeler que Die Enttäuschung existait avant que je m'y associe, cet ensemble a son propre répertoire original.»

Depuis la mort (en 1982) de cet immense iconoclaste que fut Thelonious Monk, plusieurs enregistrements et orchestres ont été inspirés par sa musique, à commencer par Sphere dans les années 80. On peut même citer ces expériences montréalaises que furent Misterioso et Evidence, initiées par Jean Derome.

Voici donc l'exemple berlinois décrit par M. Schlippenbach :

«Ce que nous faisons est différent, je crois. Nous nous concentrons sur les thèmes de Monk. Parfois certaines pièces admettent peu d'impro, parfois beaucoup. Nous respectons les progressions d'accords, nous y suggérons de petites modifications, mais nous nous concentrons davantage sur la nature même de chaque pièce, notamment ses particularités rythmiques. Nous tentons ainsi de dessiner de nouveaux portraits des concepts monkiens, tout en en respectant l'esprit. Chacune des pièces de Monk, il faut dire, a une très forte personnalité.»

Voilà donc une autre facette d'Alexander von Schlippenbach, révélée ce soir à Montréal. Avant de raccrocher le combiné, permettons-nous d'insister sur les acquis du jazz contemporain dont notre interviewé est un des piliers européens.

«Jeunes, nous écoutions avec le plus grand intérêt la musique d'Ornette Coleman, Cecil Taylor, etc. Une ère nouvelle émergeait, on la ressentait partout dans le monde. La musique a encore changé depuis, on constate néanmoins que l'improvisation libre fait désormais partie du langage. Aujourd'hui, il n'y a jamais eu tant d'impro libre dans le jazz, bien qu'un vocabulaire ait été mis en place, de manière à éviter le chaos. On a réintroduit des formes traditionnelles dans un nouveau contexte, un équilibre a été atteint. Je crois en ce sens que le jazz est encore plus libre aujourd'hui.»

Dans le cadre des Suoni Per Il Popolo, Monk's Casino est présenté lundi soir, 20 h, à la Sala Rossa.