Rien n'effraie Iggy Pop. Pas même l'idée de chanter en français. Avec Préliminaires, l'iguane se fait crooner le temps de reprendre Les feuilles mortes, puis se coiffe ensuite des chapeaux de bluesman et de jazzman. Entretien avec un rocker qui n'a qu'un souci: produire une oeuvre inspirée.

Si James «Iggy» Newell Osterberg est d'abord associé au rock décapant qu'il a défendu avec les Stooges, ainsi qu'à ses performances survoltées, pimentées de nudité, de «stage dive» et de mutilations, il demeure un artiste multifacette. Celui qui a oeuvré à maintes reprises en compagnie de David Bowie, que ce soit pour pondre l'incendiaire Raw Power ou le nuancé The Idiot, a également touché au new wave, aux ballades acoustiques, aux airs latins et à la pop, en plus de faire des apparitions au cinéma.

Chemin faisant, il a développé une connivence avec la France: on l'a vu partager le micro avec Catherine Ringer, des Rita Mitsouko, et avec Françoise Hardy. C'était donc dans l'ordre des choses que les producteurs d'un documentaire portant sur l'écrivain Michel Houellebecq, et sur ses efforts pour adapter au cinéma son roman La Possibilité d'une île, aient fait appel à lui pour la trame sonore de leur projet. Pop, qui avait déjà lu le bouquin du romancier, a été enchanté. Tellement, qu'il a pondu un album complet.

Q À bien des égards, Préliminaires est un disque européen: il y a les références au livre de Houellebecq, cette reprise des Feuilles mortes et les illustrations de Marjane Satrapi, à qui l'on doit le film d'animation Persepolis...

R Mon esprit, mon art et même une part de ma vie physique habitent l'Europe depuis plusieurs années. Alors, c'est une aventure artistique qui semble, en surface, être le fruit du hasard, mais au fond, c'était inévitable que je travaille et que je chante à propos de la littérature française.

Q Vous avez enregistré cet album seul, sans même avoir les musiciens autour de vous. Pourquoi?

R Quand j'avais 20-21 ans et que j'avais mon premier groupe, si vous étiez venu nous entendre durant nos séances d'enregistrement, vous auriez senti qu'il se passait quelque chose. On était tous gelés sur les mêmes drogues, même le réalisateur, John Cale, qui avait une grande cape comme Dracula. Le studio était un peep-show. Il y avait beaucoup d'atmosphère et c'était crucial pour la création. Aujourd'hui, il n'y a rien qui tue davantage l'inspiration que d'aller dans un studio d'enregistrement moderne, avec les assistants, les secrétaires, les ingénieurs, le réalisateur branché, etc. Ce sont des assassins de la musique. Il n'y a pas d'autres mots pour ça. La musique qu'ils font est de la merde. De la putain de merde. Ce sont des merdes qui tuent la société. S'il y avait une seule bonne chanson rock en Amérique du Nord, nous n'aurions pas de crise économique, car tout le monde serait de meilleure humeur.

Q Vous avez quand même travaillé avec un réalisateur à distance, non?

R Il a fait un bon travail, mais je ne voulais pas qu'il produise quoi que ce soit. Il m'a envoyé un premier morceau et c'était si bon que j'ai voulu en entendre d'autres, mais j'ai rejeté plusieurs de ses propositions et si nous avions été face à face, on se serait battus! J'ai chez moi (à Miami) une petite pièce qui est propice à la création et j'imaginais tous ces vieux musiciens alcooliques autour de moi, sur le point de mourir, avec des brûlures de cigarettes sur leurs vêtements, les cheveux poisseux, mais qui pouvaient vraiment jouer du blues. Je les ai rencontrés après et, finalement, ils étaient de jeunes universitaires bien élevés et bien habillés! Il n'y a plus d'atmosphère dans la musique moderne et les seuls qui travaillent avec les instruments de façon traditionnelle ne font plus du rock. (...) Le problème, c'est qu'à partir du moment où tu enregistres avec l'argent de la compagnie de disques, tu te retrouves dans leurs studios et tu dois t'engager à publier quelque chose. Si c'est de la merde, tu devras le sortir quand même...

Q Ça prend un certain courage pour chanter dans une autre langue, surtout lorsqu'on ne la parle pas. Qu'est-ce qui vous a motivé à reprendre Les feuilles mortes?

R C'est parce que j'ai de grosses couilles! Je n'ai pas de lacune en ce qui a trait au courage... J'ai toujours admiré la chanson française et je voulais chanter Autumn Leaves depuis une douzaine d'années. Je ne savais même pas qu'à l'origine, c'était une chanson en français. Je trouvais que ça collait à l'oeuvre de Michel, mais mes éditeurs m'ont avisé que je devrais oublier ça, car les producteurs d'un petit documentaire ne pourraient pas se payer les droits de la pièce. Ils m'ont dit: «Sais-tu que si tu la chantes en français, on ne paiera pas de droits?» Ça m'a intrigué et plutôt que de laisser tomber l'idée, j'ai dit «cool» ! Comme j'ai passé six mois de ma vie à l'école secondaire à apprendre les rudiments du français, je me suis dit: «Enfin, ça va servir» ! Je crois que je maîtrise suffisamment la langue pour chanter avec émotion.

Q Vous êtes étroitement associé au mouvement punk et on a souvent entendu dire que le punk était mort. Dans ce contexte, c'est plutôt intéressant de vous entendre chanter «C'est bien d'être mort/C'est bien d'être enterré» ou même «C'est bien d'être compris» dans Nice to Be Dead...

R Ce n'était pas un commentaire précisément là-dessus, mais parfois les choses se croisent. Si on pense que les idées que je défendais avec mes collègues, très tôt dans ma carrière, ont mené à la naissance du punk et que j'arrive à une période de ma vie où il est de plus en plus évident qu'il y a une fin, alors j'imagine que c'est logique que le punk soit mort!

Q Il y a trois chansons - Je sais que tu sais, He's Dead/She's Alive et She's A Business - qui sont des variations sur un même thème. Est-ce lié d'une façon ou d'une autre au roman?

R En fait, c'est parce que l'album était un peu court! Je n'avais que le blues de base et Hal (Cragin, le réalisateur) m'a proposé ces variations. (...) Ensuite, on est arrivés avec le chant féminin de Lucie Aimé, qui connaissait très bien le livre; elle répondait à ce que l'on nomme poliment «le point de vue de Michel sur les femmes». Michel était vraiment intéressé par cette version. (...) Personnellement, j'aime ce thème qui est «les femmes sont dangereuses, en particulier si vous avez de l'argent ou si vous êtes célèbre». La beauté est une arme.

Q Est-ce que la mort de votre collègue Ron Ashton signifie la fin des Stooges? Vous avez laissé planer la possibilité de remettre en marche Iggy&The Stooges qui, en dépit du nom, n'est pas The Stooges...

R Durant les cinq dernières années, ce groupe qui n'a jamais connu le succès quand nous étions jeunes est devenu très populaire. Une véritable institution est née, même au plan logistique et financier, et j'ai dû la faire fonctionner, car personne dans le groupe n'avait cette habileté... Quand Ron est mort, mon réflexe a été de constater que nous avions plein de spectacles prévus. C'est comme si, d'un côté, j'étais bousculé par mes émotions et, de l'autre, j'agissais comme un robot et j'ai commencé à penser à quel autre guitariste je pourrais faire appel pour honorer nos engagements... J'ai mis un certain temps à digérer tout ce qui se passait et après quelques semaines, je me suis dit: annulons tout ça. Je crois que c'était la bonne chose à faire. Et si jamais Iggy&The Stooges se réunissent, c'est quelque chose qui ira à l'an prochain.

Q C'est comment de vieillir dans le showbiz? Il semble que vous travaillez plus que jamais...

R C'est amusant. Ce n'est pas que je travaille si fort, mais ce que je fais est remarqué. (...) J'ai un single qui sort avec Fatboy Slim sous le nom de Brighton Port Authority, alors je vais à New York la semaine prochaine pour en faire la promotion, notamment à David Letterman. J'ai trois films aussi, dont un pour Marjane (Satrapi) et un autre pour un cinéaste anglais. J'ai aussi ce projet sur scène, en Allemagne, qui me stimule beaucoup, c'est avec Marc Ribot et Tine Kindermann sur des chansons de sexe et de mort du siècle dernier. Jemina Pearl (Be Your Own Pet) a un single, I Hate People, sur lequel j'ai chanté. Mais le truc qui m'excite le plus cette année, c'est que je vais devenir un jouet: apparemment, Lego travaille là-dessus! J'aimerais bien devenir un personnage de dessin animé, mais ce n'est pas arrivé encore... Eh, je suis disponible!