Le corps humain est une machine extraordinaire. Il y a trois mois, Éric Lapointe gisait pâle et intubé dans une chambre de l'hôpital Royal Victoria. Gisait n'est pas le mot juste puisque, en proie au delirium tremens, le chanteur agité et au bord de la psychose, se débattait comme un damné en hurlant, en arrachant ses solutés et en hallucinant des scènes d'horreur et de sang, incapable de reconnaître qui que ce soit, y compris sa mère.

Après l'avoir attaché, les médecins l'ont plongé dans un coma artificiel pour donner un peu de répit à son corps noyé d'alcool et pour accélérer son sevrage. À un moment, pourtant, les médecins ont pensé qu'il n'allait pas s'en sortir tant son corps semblait ravagé par ce qui ressemblait à une cirrhose en phase terminale. En réalité, la cirrhose avait été évitée de justesse et Lapointe, hospitalisé à temps. Il n'en demeure pas moins qu'Éric Lapointe a frôlé la mort et que son corps a vécu l'équivalent d'une collision avec un camion Mac.

Deux mois et 27 jours plus tard, le voilà qui s'amène d'un pas léger au resto. Souriant, bronzé, reposé, le visage rayonnant, Éric Lapointe n'a pas l'air d'un gars qui revient de loin. Seulement d'un gars qui revient de vacances et qui a envie de s'amuser. C'est pourquoi lorsque le sympathique serveur italien s'approche, Lapointe s'empresse de commander un double Dry Martini en me fixant du coin de l'oeil. Devant mon malaise silencieux, il éclate d'un grand rire adolescent et change sa commande pour un Virgin Mary.

Croyez-le ou non, Éric Lapointe ne boit plus. Mieux encore : Éric Lapointe n'a plus l'intention de toucher à une goutte d'alcool pour le restant de sa vie. Promesse d'ivrogne? Pas si sûr.

«Quand je suis sorti de l'hôpital, raconte-t-il avec aplomb, je suis parti au bord de la mer avec ma blonde et j'ai pas dit un mot pendant trois semaines. Ma blonde capotait. Elle ne m'avait jamais vu de même. Je lui ai dit de ne pas s'en faire. J'étais seulement en train de réfléchir et de faire le bilan de ma vie. C'est bizarre, mais j'ai toujours été convaincu que j'allais mourir jeune et là, devant la mer, j'ai compris que j'étais rendu trop vieux pour mourir jeune. Fallait que je trouve autre chose. Mon histoire d'amour avec la dope, l'alcool et la nuit, c'était romantique, rock'n'roll et très inspirant pour écrire des tounes, sauf que c'était en train de me tuer. Je le savais, mais je continuais pareil parce que je suis un excessif. Je suis allé jusqu'au bout de ça. Je ne regrette rien. J'ai vécu ce que j'avais à vivre. J'ai eu ben du fun jusqu'au jour où ce n'était plus le fun pantoute.»

L'abstinence ou la mort

Plusieurs mois avant de se retrouver aux soins intensifs, Lapointe sentait en effet que son corps imbibé de vodka le trahissait un peu plus chaque jour. Le phénomène n'était pas nouveau, mais il allait en augmentant. L'alcool était en train de lui bouffer ses dernières réserves d'énergie et de le rendre dépressif, déplaisant, agressif.

«La scène me faisait peur. Quand je regardais mes horaires de shows, je me demandais chaque fois comme j'allais me rendre jusqu'au bout. J'avais encore envie de faire plein d'affaires, mais la fille Vodka refroidissait mes élans à tout coup.»

Lapointe fait une pause, il détourne le regard un instant, puis sans sourciller, il lance : «Je ne sais pas pourquoi je buvais autant. Tout ce que je sais, c'est que boire de même, c'est clair que c'est un suicide calculé.»

Un ange passe. Lapointe s'allume une cigarette et raconte que lorsqu'il a obtenu son congé de l'hôpital, le médecin ne lui a pas interdit de boire. Il lui a seulement dit que s'il touchait à une goutte d'alcool, une seule, il serait mort à la fin de l'année. Lapointe était déjà passablement ébranlé par le calvaire physique qu'il venait de traverser. Cet avertissement n'a fait que confirmer que c'était bel et bien fini entre la fille Vodka et lui. Fini à jamais. Il n'avait plus le choix. L'abstinence ou la mort.

«En y repensant, remarque Lapointe, je me suis dit que si tout ça m'était arrivé à 30 ans, j'aurais continué à boire pareil, mais avec mes 40 ans qui approchent, y'a la maturité qui s'est installée. Et puis, à ma grande surprise, ne plus boire, c'est plus facile que je l'imaginais. Tout ce que j'en retire est positif. Je me réveille en forme. J'ai le double d'énergie. J'ai retrouvé des fréquences dans ma voix que je croyais perdues. On me comprend quand je chante. J'ai le goût de faire de la musique, des shows, toutes sortes d'affaires. Je refais connaissance avec le kid que j'ai quitté à 25 ans pour la fille Vodka et ça me fait le plus grand bien.»





Un résilient naturel

Le bilan de sa vie a amené Lapointe à faire le point sur sa carrière et à regarder ce qu'il avait accompli depuis ses débuts en 1993. Il a remarqué que périodiquement, il était sorti de chez lui pour aller à la découverte d'autres voix et d'autres univers. L'éventail de ce qu'il a enregistré «ailleurs» est vaste et va de Céline Dion à Roger Tabra en passant par Elvis, Bigras, Boulay, Dubois et Nanette Workman. Il a décidé d'en faire un CD intemporel et sans thème réunissant 14 chansons. Parmi celles-là, Le matou dégriffé résume le mieux l'état d'esprit actuel de Lapointe même s'il a écrit la chanson en 2006 pour la série Annie et ses hommes où il tenait un petit rôle. «Je suis un bazou pas mal usé, chante Lapointe. Une vieille minoune aux ailes rouillées, j'ai trop roulé à 100 milles à l'heure, j'ai fait trois fois le tour du compteur. Mais fie-toi pas à carrosserie. En d'dans, le moteur est pas fini.»

Le mot résilience m'est venu plusieurs fois à l'esprit en sirotant un Virgin Mary avec Lapointe. La résilience, on le sait, est une forme de résistance positive aux chocs et aux traumatismes. Habituellement, elle survient grâce à l'analyse ou à une forme d'encadrement. Mais Lapointe est un résilient naturel. Il n'a vu un psy qu'une fois et n'a pas l'intention d'entrer chez les AA. Mieux encore : il continue de fréquenter les bars et jure qu'il n'a aucun problème à être entouré d'amis qui boivent. Même qu'il encourage son monde à boire pendant qu'il reste sobre.

«Je ne dis pas que je n'ai plus soif, dit-il. Après tout, ça fait juste trois mois. J'ai encore des instants très forts de soif. Mais c'est jamais avec les autres. C'est quand je suis tout seul. Dans ce temps-là, je prends un Ativan pour me calmer les nerfs et ça me passe. Reste qu'il y a une affaire dont je suis sûr : c'est pas dans mes plans de rechuter. Vraiment pas. Je suis trop bien.»

À la blague, je lui dis qu'il n'aura donc pas besoin des conseils de son ami, Jean Lapointe. Il se rembrunit au souvenir de celui qui, à ses yeux, a tenté de tirer profit de ses malheurs : «D'abord, c'est pas un ami. Je le connais même pas. À part de ça, c'est pas parce qu'il a fait des rechutes que moi, je suis obligé d'en faire. J'étais même pas sorti de l'hôpital qu'il se servait de mon nom pour faire de la pub pour la Maison Jean Lapointe. Il aime peut-être ça, sauver le monde, mais moi, je préfère me sauver moi-même, merci.»

Coeur de rockeur

Subitement, de voir la rugosité rockeuse de Lapointe refaire surface fait presque du bien. Malgré ses résolutions de sobriété, Lapointe n'a pas l'intention de devenir un saint ni de laver plus blanc qu'un vicaire. On peut peut-être sortir la vodka du rockeur, mais pas le rockeur... du rockeur.

«Sais-tu c'est quoi la définition de rockeur dans le dictionnaire? me demande-t-il. «Personne qui imite les comportements d'un chanteur rock.» Ce qui veut dire que même le dictionnaire sait pas c'est quoi un rockeur. Pour moi, un rockeur, c'est quelqu'un de vrai, pas un phony, quelqu'un qui joue le jeu de la vérité, quitte à ce que ça se retourne contre lui. »

Pas de doute possible, Éric Lapointe est encore un rockeur. Mais il est aussi, maintenant, un homme qui ne vit plus à l'envers de l'humanité, qui partage son quotidien avec sa blonde et son fils de 6 ans, qui joue au hockey bottine dans la ruelle avec le gamin et le reconduit le samedi matin à l'aréna, tout cela entre une séance d'enregistrement avec les Lost Fingers ou Marjo (prochainement), le lancement du nouveau CD, une série de concerts dans tout le Québec, dont un à Montréal, au Métropolis le 16 mai, et la tranquille gestation de nouvelles chansons. À ce tourbillon d'activités, il faut ajouter l'apprentissage d'un bonheur sobre dont le seul excès pour l'instant est une rutilante moto Harley-Davidson Lowboy noire, full chrome que Lapointe vient de s'acheter.

«Cette moto-là, ça fait des années que j'en rêve. Quand je buvais, je me disais que ça servait à rien que je m'en achète une ; je serais toujours trop saoul pour la conduire. Ce coup-ci, je vais prendre ma revanche.»

Avant de quitter Lapointe, je lui demande où il se voit dans 10 ans. D'un air un brin provocant, il me cite un vieux proverbe chinois. Plus on s'élève, plus dure sera la chute. Il ajoute que la dernière partie du proverbe ferait un bon titre pour son prochain CD. Puis avec un humour teinté de lucidité, il ajoute : «Où je serai dans 10 ans? C'est difficile à dire, vu que je viens juste de comprendre que je vais encore être là. Je vais commencer par digérer cette nouvelle-là. Pour le reste, tout ce que je peux te dire, c'est qu'avec le temps, finalement, je me suis attaché à la vie...»

 

Photo François Roy, La Presse