Sur le monumental Gibraltar, Abd Al Malik présentait sa personne et sa vision du monde. Un peu plus d'un an après son passage remarqué aux FrancoFolies, le voilà qui rapplique avec Dante, un disque qu'on a envie de qualifier de «rap d'idées» auquel participe, le temps d'un duo, la grande Juliette Gréco.

Une flûte tristounette, mais digne esquisse quelques pas de danse avec un piano qui a la larme à l'oeil. Derrière eux s'élève le chant mélancolique d'un ensemble de cordes. Ce n'est pas la joie, non. Ce n'est pas non plus la trame sonore attendue pour un morceau de rap. Sauf que l'ouverture de Dante est à l'image de son auteur. Abd Al Malik n'est pas un rappeur typique.

 

Il se réclame de Jay Z autant que de Brel. Son pianiste, Gérard Jouannest, a joué avec le grand Jacques et est le mari de Juliette Gréco. Elle prête d'ailleurs sa voix au duo qui lance l'album, une chanson intitulée Roméo et Juliette. Il n'y a toutefois pas grand-chose de romantique dans l'histoire tragique de ce petit gangster et de sa passagère, une fille «qui pense que je t'aime n'est qu'un mouvement du corps» et tente de se faire valoir en glissant qu'elle lit Malraux.

Abd Al Malik est un rappeur lettré. Il ne jongle pas avec les mots comme MC Solaar, mais il a fait des études. Lettres et philosophie. D'où ce titre en hommage à un poète italien du XIIIe siècle et ces références à l'auteur de la Condition humaine ou à Aimé Césaire. Espèce de self-made man intellectuel, le Français d'origine congolaise né sous le nom de Régis Fayette-Mikano ne partage pas tant son expérience qu'une vision du monde. Loin du bling bling et des filles à moitié nues, il fait du rap d'idées. «Je ne réfléchis pas en ces termes, dit-il d'emblée, à l'autre bout du fil. Quand j'écris, c'est toujours motivé par une nécessité intérieure. Ce que j'écris, je me sens obligé de l'écrire, d'une certaine manière. Avec Gibraltar, on a tracé un sillon et avec Dante, on a voulu le creuser. Aller encore plus loin et dire encore une fois qu'on est peut-être, nous tous, les doigts d'une même main.»

Flow d'espoir

L'élan qui porte Dante en est un espoir. Oui, la vie est difficile, semble dire le rappeur, mais il faut se retrousser les manches. C'est du moins le propos de C'est du lourd, l'une des pièces maîtresses de ce disque où il plaide pour un front commun au-delà des différences. «J'ai envie de dire regardez: je viens des quartiers (NDLR: une cité de banlieue), je suis noir, je suis musulman, mais j'aime ce pays, expose-t-il, on aime ce pays et on peut nous aussi amener notre pierre à l'édifice et participer à sa grandeur.» Il estime d'ailleurs que, de nos jours, la subversion tient préciser à notre capacité à «passer de l'individuel au collectif».

Sa logique d'ouverture, Abd Al Malik ne l'applique pas seulement au plan social, mais aussi à sa vision du monde du rap. Il ne se gêne d'ailleurs pas pour critiquer, deux fois plutôt qu'une, le gangsta rap. Il reconnaît que cette mouvance du hip-hop «dit quelque chose» sur le monde dans lequel on vit, sans plus. «Ce n'est pas le rap qui doit faire le rappeur, mais le rappeur qui doit faire le rap, soutient-il. On ne doit pas attendre le changement, mais être acteur du changement.»

Sa façon de changer les choses, c'est aussi de sortir des références traditionnelles du rap. Dante, comme Gibraltar, n'est pas une affaire de beats et de sons trafiqués. Disons plutôt un amalgame de clins d'oeil jazz et de références à la chanson française. «Un artiste est là pour préserver le patrimoine et cultiver la modernité, avance Abd Al Malik. Lorsqu'un artiste américain échantillonne du jazz, du funk ou de la soul music, il puise dans son patrimoine. Moi, je suis un rappeur français, alors je puise dans le répertoire francophone.»

Vu son intérêt pour les questions sociopolitiques, difficile d'éviter le sujet de Barack Obama. «C'est merveilleux en termes de symbole et d'espoir pour tout le monde», observe Abd Al Malik. Il ne veut toutefois pas que l'élection de ce premier président métis serve de caution à tout le monde. «Le vrai changement, on le veut chez nous, dit-il. Ces symboles merveilleux, cette philosophie française de liberté, d'égalité et de fraternité, l'idée de la France comme terre d'accueil et tout ça, ce sont de beaux mots, mais à un moment donné, il faut être capable d'actualiser tout ça dans la vie de tous les jours. Ce qui m'intéresse, c'est l'ici et maintenant.»