Deux approches s'affrontent sur la planète médias depuis l'attentat qui a coûté la vie à 12 personnes, dont 5 dessinateurs du journal Charlie Hebdo.

D'un côté, ceux qui ont publié certaines caricatures controversées de Mahomet par solidarité, parmi lesquels on retrouve douze quotidiens francophones québécois dont La Presse (cet élan de solidarité a d'ailleurs été souligné par l'AFP hier).

De l'autre, les médias canadiens-anglais qui, sauf exception (le magazine satirique Frank, entre autres) ont choisi de ne pas publier les fameuses caricatures.

À The Gazette comme dans d'autres journaux du groupe Postmedia - Calgary Herald, Ottawa Citizen et National Post -, on a publié dans l'édition tablette la caricature de Mahomet qui avait soulevé les passions en 2006 «seulement parce qu'elle faisait partie de la nouvelle, précise la rédactrice en chef de The Gazette, Lucinda Chodan. Nous, les anglophones, avons une approche différente de celle des francophones. Nous sommes tout aussi horrifiés par les événements, mais nous hésitons à faire une déclaration politique. Nous préférons une posture d'observateur objectif de l'actualité.» Il semble qu'une banale erreur de communication ait empêché la publication de la caricature dans l'édition papier.

Une sensibilité différente

Pour Tom Henheffer, directeur général de l'organisme Canadian Journalists for Free Expression, cette différence dans les approches est une question de sensibilité culturelle. «Au Canada, nous n'aimons pas heurter les gens, affirme M. Henheffer en entrevue à La Presse. Notre paysage médiatique est également différent. Les Français vont à la jugulaire quand ils insultent le pouvoir. Nous critiquons aussi, mais pas de la même façon. Je ne dis pas qu'il y a une bonne ou une mauvaise manière de faire les choses; l'important, c'est que nous ayons le droit de le faire. Et nous nous battons pour que les gens aient le choix de le faire. Heureusement qu'au Canada, ce ne sont pas les lois qui dictent ce qu'on peut publier, ce sont les journaux qui décident.»

«Le commentaire anticlérical des caricatures de Charlie Hebdo trouve sans doute plus d'écho au Québec que dans le reste du pays, croit pour sa part la professeure Colette Brin, directrice du Centre d'études sur les médias de l'Université Laval. Il y a aussi la proximité culturelle du Québec avec la France, même si on ne trouve pas d'équivalent satirique ici. Et il est clair qu'il y a un souci chez les médias canadiens-anglais, dans un contexte multiculturel, de ne pas offusquer les différents groupes.»

Un souci confirmé par le responsable des normes journalistiques à la CBC, David Studer. «Nous n'avons pas publié les caricatures par le passé et nous ne le ferons pas aujourd'hui», a-t-il déclaré sur les ondes de CBC hier matin. La position de la CBC est similaire à celle adoptée par le Globe and Mail. Hier après-midi, la rédactrice en chef de CBC News, Jennifer McGuire, est revenue à la charge. Par respect pour les sensibilités des musulmans, a-t-elle écrit en substance sur le site de CBC, nous ne publions pas ces dessins, ce qui n'empêche pas qu'il y ait des avis contraires au sein l'entreprise. «Le mot dilemme existe pour une raison», a-t-elle ajouté.

Parmi les voix discordantes, celle du journaliste Neil Macdonald, correspondant à Washington pour la CBC, qui a réalisé un reportage éditorial pour The National dans lequel il laisse clairement entendre qu'il ne partage pas l'opinion de son employeur.

Des irresponsables

Aux États-Unis, les grands réseaux comme CBS, CNN, Fox, NBC et MSNBC ont tous décidé de ne pas montrer les caricatures. CNN a suggéré à ses employés de les décrire, tout comme le New York Times, dont le patron, Dean Baquet, a changé d'idée plusieurs fois durant la journée avant d'arrêter sa décision finale, raconte l'ombudsman du quotidien, Margaret Sullivan, sur son blogue.

Ailleurs dans le monde, la plupart des médias ont choisi de publier les caricatures controversées. D'autres, moins nombreux, se sont abstenus, dont la BBC, le Telegraph, le Jerusalem Chronicle («Un journal juif comme le mien qui publierait de telles caricatures se retrouverait au début de la ligne de ceux que les islamistes souhaiteraient assassiner», a écrit son éditeur, Stephen Pollard, sur Twitter). Par souci de sécurité, le quotidien danois Jyllands-Posten, qui avait publié le premier les caricatures en 2005, a choisi de ne pas répéter l'expérience.

Quant à l'hebdomadaire britannique The Economist, il s'en est pris durement à CNN pour sa décision, lui reprochant «d'obéir aux terroristes et de tuer les caricaturistes à nouveau».

«On le voit bien, conclut Colette Brin, nulle part dans le monde le choix de publier n'est anodin.»