Pourquoi parle-t-on si peu de pauvreté dans les milieux littéraires et artistiques ? Riche question à laquelle Benoit Jodoin tente de répondre dans Pourquoi je n’écris pas, un premier livre qui met l’intime au service d’un appel à ce que ceux et celles qui ont vécu une expérience semblable à la sienne prennent la parole.

« Je viens d’un monde où le plaisir du texte, comme l’appelle Barthes, est une niaiserie sans nom », confie Benoit Jodoin dans Pourquoi je n’écris pas, un premier livre dont l’existence même contredit le titre. Après des années à se taire, dans le silence de l’anxiété, l’historien de l’art y abandonne enfin le masque qu’il porte depuis son entrée dans la vie adulte, celui qui lui permet de ne pas laisser voir ce qu’il est vraiment : une personne ayant grandi dans la pauvreté.

Longtemps, Benoit Jodoin a séparé sa nuit de sommeil en deux siestes, question de tirer le meilleur de ses premiers moments d’éveil, durant lesquels il est particulièrement efficace sur le plan intellectuel. C’est dire à quel point il fallait tout mettre en œuvre afin de réussir ses études et, peut-être, réussir à devenir quelqu’un d’autre. Mais n’allez surtout pas lui suggérer, comme l’affirme la formule usée, qu’il suffit de le vouloir pour le pouvoir.

« Je pense qu’il est nécessaire de revoir le mythe méritocratique sur lequel s’assoit le monde artistique », dit en entrevue l’auteur de 39 ans. S’il reconnaît que la littérature québécoise a historiquement davantage mis en scène les personnes pauvres que la littérature française, sous le joug de l’imaginaire bourgeois, il a néanmoins peiné à trouver, durant ses années d’études, un miroir littéraire à sa jeunesse d’enfant de Belœil. Une jeunesse qu’il décrit avec pudeur, afin d’éviter de verser dans ce qu’il appelle le « trauma porn ».

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Benoit Jodoin

« Et je pense surtout, ajoute Benoit Jodoin, qu’il y a un déséquilibre entre ce qu’on trouve dans la littérature au Québec, où les personnes pauvres sont effectivement présentes, et ce qu’est le milieu littéraire », où parler de ses origines modestes supposerait encore de transgresser un tabou.

« J’ai en tête une conversation littéraire, au cours de laquelle une écrivaine qui a passé sa vie à Outremont défendait la nécessité de la littérature de faire violence, écrit-il. Faut-il rappeler l’évidence : pour nombre de personnes, celles qui sont marginalisées notamment, l’inconfort du quotidien est assez grand pour ne pas le chercher. »

C’est qu’il faut, afin de bien goûter au plaisir du texte, bénéficier d’un minimum de confort, pense Benoit Jodoin. Sa brève expérience de professeur de littérature au collégial l’aura éclairé quant à la précarité économique et affective dans laquelle se présentent plusieurs élèves, obnubilés par l’idée de réussir leur épreuve uniforme de français, nécessaire à leur diplomation.

« On n’arrivait pas à parler librement, affectivement, de littérature, se souvient-il. Les étudiants étaient nerveux, stressés, terrorisés. Il y a tellement en jeu pour eux. Dans cette situation, le plaisir de s’ouvrir en réagissant à ce qu’ils ont aimé ou détesté dans une lecture n’était pas envisageable. Il n’y avait pas l’espace de sécurité pour que ça puisse se faire. »

Les classes sociales existent

Récit des années formatives d’un jeune homme ayant appris à jouer un personnage afin de passer incognito au sein du monde auquel il souhaitait appartenir, Pourquoi je n’écris pas conjugue ainsi au ton de la confidence celui de l’essai pour mieux braquer sa lumière sur nombre de questions qu’oblitère notre présent. Notamment celle de la lutte des classes sociales, une expression surannée, et certes critiquable, mais qui avait l’indéniable mérite de nommer clairement le fait que tous ne partent pas du même point dans la vie.

Pourquoi ne parle-t-on plus de classes sociales ? « Peut-être parce que c’est une conversation qui devient rapidement personnelle, suggère Benoit Jodoin. On a l’impression lorsqu’on dit de quelqu’un qu’elle a bénéficié de certains privilèges qu’elle ne mérite pas d’être là, ou que tout a été facile pour elle, alors que bien sûr que non. Réussir dans le monde littéraire ou artistique demeure beaucoup de travail, d’efforts, pour quiconque. »

Mais faire vœu de pauvreté ne suppose pas la même anxiété lorsque l’on sait que le portefeuille de papa sera là pour nous rattraper et lorsqu’aucun filet ne se trouve sous nos pieds. « Il y a une différence entre la vie de bohème et la pauvreté », illustre celui qui, dans un des plus stimulants chapitres de son essai, témoigne de son étonnante affection pour les livres de croissance personnelle, généralement considérés avec condescendance par les milieux intellectuels.

Je n’arrive pas à me débarrasser d’une idée, quasi conspirationniste : peut-être que les livres de croissance personnelle sont méprisés parce qu’ils mobilisent à la fois le sensible et l’action, duo d’une redoutable efficacité.

Benoit Jodoin dans Pourquoi je n’écris pas

Quand ils ne travaillent pas bêtement qu’à faire une passe sur la palette du capitalisme, ces livres « qui osent l’action concrète peuvent être d’une très grande puissance quand on veut se débarrasser d’un certain bagage », précise l’auteur en entrevue. « Je déplore que la puissance qui est contenue dans ces démarches qui assument l’action ne soit pas valorisée. »

Dépasser la honte

En publiant Pourquoi je n’écris pas, Benoit Jodoin souhaitait donc dépasser la honte qui l’a longtemps talonné. « La honte, c’est le sentiment qui est lié à la valeur qu’on s’attribue soi-même, observe-t-il, et cette valeur est fondamentale pour s’engager dans la vulnérabilité de la création. »

Il espère fort que, comme c’est le cas depuis quelques années, les récits de transfuges de classe continueront de se multiplier, sans verser dans le misérabilisme ni dans la suresthétisation de ce qu’est la pauvreté. Que des solidarités se tisseront, par livres interposés.

Transfuge de classe ? En réalité, Benoit Jodoin n’adhère pas au terme « transfuge de classe ». « Non, parce qu’il y a dans ce terme l’idée d’un passage définitif, alors que je le définis comme un processus permanent. J’aurai toujours cette impression de précarité. Quand je vois une personne itinérante, je me pose encore la question : Pourquoi est-ce que ce n’est pas moi ? Et je n’ai pas de réponse, à part celle, bête, de me dire que j’ai été chanceux. »

Pourquoi je n’écris pas

Pourquoi je n’écris pas

Triptyque

132 pages