Un 10album, 25 ans de carrière, 54 ans: Thomas Fersen a quelques raisons de célébrer. Et c'est ce qu'il a fait, bien modestement, en conviant un bestiaire fantasque à la fête sur l'album Un coup de queue de vache, paru en début d'année. Cette étrange campagne peuplée de bêtes métaphoriques se transposera sur la scène du Théâtre Maisonneuve, ce soir. «C'est le spectacle vivant qui m'intéresse, plus que la discographie», confie le prolifique chanteur breton, joint au téléphone, pour expliquer une absence matérielle de trois ans et demi.

Après la parution du surprenant Thomas Fersen & The Ginger Accident, en 2013, la confection de pièces musicales s'est estompée au profit de monologues théâtraux. «J'ai écrit d'autres formes de textes, des chansons pas chantées, que j'incarne en tant que personnage», explique-t-il.

S'il a traversé l'océan en solitaire l'année dernière, le chouchou des FrancoFolies sera cette fois accompagné d'un quatuor à cordes augmenté, en concordance avec la seule fantaisie musicale de l'album. «L'idée était de casser cet ensemble de tradition bourgeoise avec un instrument issu de la culture populaire, que ce soit la mandoline, un banjo ou le ukulélé.»

C'est que le fin versificateur aime se jouer des contradictions, les siennes et celles de ses contemporains. «J'introduis souvent des personnages de rue dans des milieux embourgeoisés, et j'associe la rime riche à des visions populaires.»

«C'est un peu l'antagonisme français. Chacun ici a toujours le goût du château, mais a l'illusion d'avoir fait la révolution. C'est pour m'inscrire dans cet esprit près de chez nous que je me moque de tout ça.»

Et comme George Orwell a pu le faire avec son pamphlet politique La ferme des animaux, ou Jean de La Fontaine avec ses fables, Thomas Fersen fait parler les bêtes pour mieux appréhender le réel. «J'utilise les métaphores parce que je n'aime pas dire les choses directement, c'est par délicatesse.» Il explique que sa chanson-titre, Un coup de queue de vache, peut à la fois dépeindre une banale scène de ferme où un coq reçoit une gifle, la vie d'un chanteur éprouvé - «un peu [lui]» - qui devient «cinglé et risque de mourir jeune», ou bien la Nation française, «qui prend des coups et tombe de temps en temps».

En jachère

Le raconteur a l'habitude de créer par talle; de précédents albums ont notamment exploré les objets du quotidien (Trois petits tours) et le glauque (Je suis au paradis). «C'est à la fois une façon pour moi de me renouveler et de me perfectionner, c'est-à-dire d'aller à l'essentiel. L'autre idée, c'est de donner une identité à chaque projet qui soit assez forte pour qu'on puisse le distinguer des autres.»

«Je trouve qu'avec le temps, quand on fait beaucoup d'albums, ils viennent à se confondre. Il faut que les enfants soient différents, sinon on se trompe dans les prénoms.»

Cette fois, les frontières de la ferme se sont construites autour d'une petite fille des champs décrite dans la pièce Les petits sabots. Dans les buissons, elle s'imagine un monde sauvage, y grandit, s'en extirpe puis s'amourache d'un garçon dont les baisers la ramènent à ses souvenirs. «C'est une réminiscence de l'enfance. C'était une façon de dire le moment amoureux, ces instants mystiques de l'enfant qui sont fondateurs de son futur. [...] Cette petite fille, en quelque sorte, c'est moi, j'ai donc voulu me faire une famille parce que je me sentais tout seul.»

La faune s'est ainsi étendue: le papa fermier qui se fait soigner chez la pachanga, «le benjamin de la famille qui diabolise les petites vaches» ou encore la grande soeur qui se prête à une séance d'effeuillage dans un cabaret de campagne. 

Se glisse dans ce bétail atypique Testament, chanson de Fred Fortin - l'alter ego québécois de Thomas Fersen - parue en... 1996. «C'est une chanson que j'aime depuis très longtemps. Son premier album est un de mes disques de chevet. J'aime quand il incarne des personnages de région, dans la difficulté sociale. C'est quelque chose qui m'a tout de suite donné un sentiment de fraternité avec Fred. Son personnage était parent avec les miens. C'est un enfant adopté.»

Des fantômes

Fidèle à la maison de disques Tôt ou tard depuis ses débuts, Thomas Fersen a cette fois choisi de ne plus partager la garde. «J'ai l'impression de me marginaliser un peu. Je ne fais pas les choses de la même façon, je n'ai pas de comptes à rendre. Je peux faire le fou, et ça ne fait plus peur à personne.»

Et chez Fersen, la douce folie côtoie souvent la dure lucidité. S'il trimbalera quelques amis musiciens jeudi dans la métropole, où il a jadis failli habiter, il y retrouvera aussi des souvenirs ambigus. «Dans les sentiments que j'éprouve quand je viens à Montréal, il y a maintenant la nostalgie. Ça fait 25 ans que je viens, donc j'y ai vécu beaucoup de choses, j'y ai vieilli, j'y ai passé du temps. Il y a des fantômes, des gens que j'ai aimés, d'autres qui sont disparus. Sur les bancs, dans les ruelles, dans les parcs, dans les cafés, il y a ces fantômes.»

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En concert ce soir, à 20 h, au Théâtre Maisonneuve. Première partie: Marcie.

Image fournie par Éditions Bucéphale

Un coup de queue de vache, de Thomas Fersen