Une édition entière de la section des Arts de La Presse serait nécessaire afin de dresser le profil biographique du pianiste et compositeur Herbie Hancock, 78 ans, homme de tous les talents et de toutes les ouvertures depuis son jeune temps alors qu'il était sideman de Miles Davis, au sein de son fameux quintette des années 60.

Joint à son domicile californien, le jazzman écarte tout bombage de torse, toute nostalgie de ses exploits. Il préfère de loin parler du présent et de l'avenir.

Comme il l'a toujours fait, d'ailleurs: funk jazz à l'époque des Headhunters, DJisme avec Future Shock, reprises de Nirvana dans les années 90 et autres «new standards». La vie n'est pas terminée pour Herbie, force est de constater avec ce qui suit.

Il n'y a pas lieu de s'étonner que l'indice de coolitude à son endroit n'ait jamais décliné, et c'est exactement pourquoi son ensemble partage au FIJM un programme avec celui du superbassiste Stephen Bruner, alias Thundercat, associé aux tendances émergentes du jazz californien biberonné au hip-hop ou à l'électro.

«Une forme en perpétuelle mutation»

On ne peut présumer qu'il y aura rencontre entre ces deux mondes à la salle Wilfrid-Pelletier, mais nous savons d'ores et déjà que le septuagénaire est à concocter un nouvel album avec le compositeur, réalisateur, beatmaker et multi-instrumentiste Terrace Martin, à qui l'on doit plusieurs collaborations auprès du génial rappeur Kendrick Lamar.

«À travers de jeunes musiciens comme Terrace Martin, soulève Herbie Hancock, je ressens un nouvel esprit, j'entrevois une nouvelle phase d'expansion pour cette forme qui a toujours été une musique inclusive. Et qui doit le rester! J'observe de nouveau un intérêt grandissant pour le jazz à travers ces musiciens émergents.»

Notre interviewé le voit aussi chez plusieurs jeunes mélomanes qui n'avaient pas de connexion réelle avec le jazz jusqu'à récemment.

«Ils écoutaient d'abord le meilleur hip-hop et la meilleure musique électronique, notre rôle est de leur faire réaliser que cette musique qu'on appelle le jazz est singulière par rapport aux autres, car elle a cette qualité de les incorporer dans une forme en perpétuelle mutation.»

Pour Herbie Hancock, qui pourrait s'en tenir depuis longtemps à la stricte gestion de son patrimoine, le renouvellement de la forme demeure un enjeu de tous les instants. Comment ce faire en 2018? D'abord en analysant la manière dont le vivent les musiciens de la génération montante... qui pourraient être ses petits-enfants!

«Terrace Martin et ses collègues, je pense notamment à Thundercat, Kamasi Washington ou Flying Lotus, ont connu le jazz à travers une culture afro-américaine marquée par le hip-hop et la musique des églises noires. Le jazz s'est ensuite imposé de manière déterminante dans leur manière de composer, d'improviser ou de s'exprimer individuellement à travers la musique.»

De nouvelles façons de faire

Hancock croit aussi que les médias sociaux ont produit un impact déterminant sur leur imaginaire.

«Ils se sont cultivés aussi de cette manière. Pour eux, d'ailleurs, la dimension visuelle est plus importante que pour les générations antérieures, je pense aux spectacles de Flying Lotus, pour citer cet exemple. Il faut dire aussi que ces artistes sont pour la plupart des enfants de jazzmen ou encore ont un proche parent dans la profession. Leur musique résulte de tout ce bagage. Je dois également souligner qu'ils sont d'abord des musiciens de jazz avant d'être des beatmakers pour des artistes hip-hop.»

Et voilà la rencontre. Quelle est l'influence de ces jeunes visionnaires sur la musique d'un monument du jazz dont la vision a marqué l'histoire de la musique à plus d'une reprise?

«Leurs nouvelles façons me conduisent à repenser la structure de la composition, de l'interprétation, de l'improvisation et de l'interaction. Comme on le sait, le jazz se fonde sur une structure prévoyant chorus, pont, solo, conclusion. J'ai commencé à faire les choses autrement à leur écoute; vu leurs références hip-hop ou électro, il est pour eux naturel de faire migrer autrement les portions instrumentales vers les portions électroniques ou les séquences vocales d'une pièce (rap ou chant).»

À son tour, Herbie Hancok est à construire de nouvelles oeuvres sur ce type d'enchaînement, qu'il juge plus collaboratif:

«On le voit aussi dans l'interaction dans les groupes, aussi dans la circulation des musiciens d'une formation à l'autre; on voit, par exemple, Terrace Martin se trouver chez Robert Glasper, ou encore chez le rappeur Snoop Dogg, ou encore chez Kendrick Lamar...

«Le minimalisme est aussi une valeur que j'observe ; solos moins longs, son collectif d'abord privilégié. Je vois aussi une manière plus minimaliste de présenter la musique, comme c'est le cas dans la pop de certaines stars - Ed Sheeran et Sam Smith, par exemple. Voilà autant d'éléments d'une approche plus collaborative, qui résulte de cette nouvelle interaction dans le monde numérique. Ce qui me semble très intéressant.»

«Défier la tradition»

La nature de ces changements, conclut Herbie Hancock, diffère de ce à quoi le jazz nous a habitués.

«J'estime qu'il me faut continuer à défier la tradition, je crois qu'il faut toujours le faire, quel que soit l'âge. Il faut éviter tout immobilisme. Parce que ces jeunes sont nés dans cet esprit de mélange fondé sur une appropriation de tout ce qui circule sur le web, ça résonne dans ma musique qui se veut inclusive.»

Parmi les musiciens recrutés dans le prochain album, le vétéran jazzman laisse tomber quelques noms: le multi-instrumentiste et chanteur Jacob Collier, la flûtiste et chanteuse Elena Pinderhughes, ainsi que son frère Samora aux claviers seront de la partie.

«À Los Angeles, relate-t-il, mon ensemble a donné un concert avec plusieurs de ces jeunes en tant qu'invités qui participent au chantier de mon nouvel album. J'espère tourner avec certains de ces nouveaux collaborateurs après la sortie de l'album. Je veux le faire de plus en plus.»

D'ici là, il faudra se montrer patient; ce soir, Herbie Hancock se produit avec des habitués de son oeuvre: James Genus, contrebasse, Lionel Loueke, guitares, Trever Lawrence, batterie.

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À la salle Wilfrid-Pelletier, 19 h 30. L'ensemble de Herbie Hancock partage le programme avec celui de Thundercat.