Bob Dylan n'en est qu'à la deuxième chanson d'un récital qui en comptera vingt et on se pose déjà la question : le fait-il exprès ?

Campé derrière son piano sur la scène du Centre Bell, le monstre sacré de la chanson américaine, fraîchement nobélisé de surcroît, livre avec son groupe une version de Don't Think Twice, It's All Right, l'une des cinq chansons qu'il a retenues parmi ses classiques des années 60. La musique est solide, Dylan le pianiste se tire bien d'affaire, mais l'interprète, lui, chante faux.

Pourtant, deux chansons plus tard, le même homme chante plus juste, avec plus de coeur et d'émotion, quand il reprend le premier des six standards de la grande chanson américaine qu'il s'autorisera au cours de la soirée : Why Try to Change Me Now. Tout à coup, il ne se cache plus derrière son piano, mais se dandine plutôt au milieu de la scène en empoignant le pied de son micro tel un crooner d'une autre époque trahi par son veston blanc.

Est-ce un clin d'oeil ? Sans doute pas, parce que Dylan admire vraiment ces chansons qu'ont immortalisées Sinatra et ses contemporains et auxquelles il vient de consacrer pas moins de cinq disques. Mais quand on le voit prendre cette pose un peu caricaturale dans ce décor de rideaux vintage, la question se pose.

Ma voisine, qui en est à son premier concert au Centre Bell, me demande pourquoi il n'y a pas d'écran pour nous montrer la bête de plus près. Elle a beau connaître la plupart des chansons de Dylan, il lui reste encore des choses à apprendre à propos du personnage qui, comme à son habitude, n'adressera pas un seul mot à ce public qui est prêt à tout pardonner à la légende vivante.

Pourquoi, par exemple, inflige-t-il encore une fois le supplice de sa voix croassante à Make You Feel My Love, l'une des plus belles chansons qu'il ait écrites, mais qui chantée par lui nous donne envie d'appeler Adele ou Bryan Ferry à la rescousse ? 

Pourtant, Dylan donne l'impression de vraiment s'appliquer quand il reprend fort bellement le standard Once Upon a Time juste après nous avoir livré une version convaincante de Pay In Blood, une chanson de 2012 qui, vendredi en tout cas, n'avait pas à rougir devant les hymnes rock marquants de son vaste répertoire.

On a beau respecter la liberté de Dylan qui se permet de relire différemment ses grandes chansons, pourquoi lui faut-il dénaturer l'épique Desolation Row et Blowin' in the Wind, transformée en bluette country, alors qu'il nous propose leurs contemporaines Highway 61 Revisited et The Ballad of a Thin Man dans des versions qui n'ont rien perdu de leur mordant ?

Vendredi au Centre Bell, ils étaient un peu plus de 7000 à avoir répondu à l'invitation de l'artiste de 76 ans, à peu près le même nombre qu'en 2012 au même endroit. Ils l'ont applaudi avec toute la bonne volonté d'un public qui reconnaît l'importance de l'artiste et aspire à vivre avec lui une soirée mémorable.

Mais ce n'était pas le délire qu'aurait aisément provoqué un artiste ayant la moitié de son talent.