Tout au long du Festival de jazz, notre journaliste parcourt les différentes scènes et nous offre un compte rendu des spectacles qui ont retenu son attention.

Chick Corea à la Maison

La Maison symphonique devenait vendredi la maison de Chick Corea, dont le talent, la longévité, la prolificité et l'âge de plus en plus vénérable le positionnent désormais parmi les monstres sacrés. Pour qui le suit depuis les années 60, ses projets ne sont plus toujours les plus excitants, sa gestion de patrimoine peut parfois agacer mais... comment résister à cette invitation avec ce merveilleux trio qu'il forme avec le contrebassiste Christian McBride et le batteur Brian Blade ?

Cette fois, il y avait lieu de succomber. Après tant d'années à le suivre, c'est aujourd'hui en trio acoustique que Corea m'intéresse le plus. Chaleureux et communicatif, il a d'abord commandé quelques notes au public qui s'est prêté au jeu avant ce décollage tout en douceur et en subtilité, soit avec un de ses plus beaux thèmes des années 70 : 500 Miles High.

Est-il besoin de souligner la grande finesse des exécutions dans les standards subséquents : Someday My Prince Will Come, assorti d'une intervention de Christian McBride, que l'on peut considérer parmi les supravirtuoses de la contrebasse, d'autant plus prodigieux dans son improvisation servie en guise d'introduction à un classique de Duke Ellington, Sophisticated Lady. Articulation hallucinante !

Fan de Bud Powell depuis la petite enfance, le maître Corea nous proposera plus tard l'interprétation très ouverte et très libre de Tempus Fugit, composée jadis par le fameux pianiste bop. Le temps fuit, effectivement ; nous étions déjà à la fin de la première partie, et le fabuleux batteur Brian Blade commençait à peine à s'illustrer entre les tricotages très serrés de McBride et les élans imaginatifs et techniquement très relevés du pianiste septuagénaire.

Pour se rendre à l'étape suivante de la soirée, il fallut quitter les lieux peu après The Enchantment, grand cru de Corea qui porte très bien son titre, enchaîné par un Blue Monk composé par vous devinez qui.

Au concile Blue Note

En mode festival, l'addition des vedettes d'un prestigieux label de jazz au sein d'une même formation n'est pas un gage absolu de réussite, mais attire immanquablement son lot d'amateurs. Encore faut-il que le concept soit bien ficelé afin que l'opération soit concluante. Alors ? Puisque ce supergroupe a été monté pour le 75e anniversaire de l'étiquette Blue Note en 2014, on imagine que ses participants ont eu le temps de penser à leur affaire.

Franchement, je m'attendais à pire... parce que Robert Glasper était aux commandes de ce concert donné au Théâtre Maisonneuve. Dieu sait que ce musicien, pianiste fantastique au demeurant, offre parfois des concerts brouillons. Vendredi, ce fut certes très aéré, fondé sur une suite de standards et de compositions originales de chacun des participants, ce fut néanmoins très satisfaisant sans être mémorable.

Dans la reprise de Witch Hunt, signée Wayne Shorter (album Speak No Evil, 1964), s'est illustré d'abord le saxo ténor Marcus Strickland, de manière très shortérienne, après quoi le guitariste béninois Lionel Loueke nous a tissé une impro via des sons traités s'approchant des claviers, suivie d'une intervention du batteur Kendrick Scott, soit l'un des grands innovateurs de la batterie jazz pour ses évocations hip-hop et électroniques, enchaînée par les phrases incisives du trompettiste Ambrose Akinmusire... Près d'une quarantaine de minutes s'étaient écoulées, une seule pièce avait été jouée !

Strickland a relancé ses collègues avec son saxophone soprano : soufflait alors un vent de jazz groove, avec le soutien rythmique idéal et Robert Glasper au Fender Rhodes. S'ensuivit une intervention en soliloque d'Ambrose Akinmusire autour d'un thème de son cru avant que ne viennent les réparties du contrebassiste Derrick Hodge. Le groupe entier a redécollé sur une proposition glaspérienne, c'était un des meilleurs moments de la soirée avant que Lionel Loueke ne sorte l'artillerie lourde et ne soulève le public. Au concile Blue Note, somme toute, il peut se passer des choses...

Lorsque Terrace Martin est à la barre...

Ce beatmaker émérite, multi-instrumentiste doué (claviers et saxo sur scène, encore plus en studio), de surcroît arrangeur très impliqué à la réalisation de l'album génial To Pimp a Butterfly signé Kendrick Lamar, doit maintenant se tailler une réputation de performer et de compositeur.

Pour l'instant, le pouvoir d'attraction auprès des jazzophiles montréalais de Terrace Martin se limite au parterre du Club Soda, c'est du moins ce qu'on a pu observer vendredi soir. Qu'à cela ne tienne, le jeune musicien en est encore à ses débuts en tant que leader d'ensemble sur la planète jazzy groove. Il a tout son temps pour élever sa proposition et s'imposer.

Jon Mitchell à la basse, Andrew Renfroe à la guitare, Table Gable aux claviers, Jonathan Barber à la batterie ; le Californien a réuni cette meute de jeunes loups fort compétents... et qui n'ont pas fini d'acérer leurs crocs. À leurs côtés, Terrace Martin préconise une sorte de jazz funk enrichi au hip-hop, à la soul et à l'électro.

On l'a déjà observé chez ses amis Thundercat et Kamasi Washington, les actualisations stylistiques de cette génération de musiciens afro-californiens ne suffisent pas encore à transcender ce funk jazz des années 70 - on pense aux Headhunters de Herbie Hancock, aux projets menés par les claviéristes George Duke ou Patrice Rushen.

Consciemment ou non, Terrace Martin se positionne davantage dans la continuité que dans la grande innovation lorsqu'il est question de sa propre musique, qu'elle soit instrumentale ou chantée par la très sensuelle Rose Gold. Soyons optimistes, les choses pourraient changer rapidement, pour le mieux, il va sans dire.