Au concert de superbassistes, voir dans la proéminence de la technique une forme de «basse... turbation», cela tient-il de la mauvaise foi?

Voir dans l'exubérance de mégavirtuoses une forme ou une autre d'ostentation et de prolixité, cela relève-t-il du snobisme? Voir dans la pauvreté de certains thèmes mélodiques et certaines progressions harmoniques d'une pièce instrumentale des carences importantes des musiciens d'une si grande habileté, cela est-il l'expression de l'élitisme? Dans un spectacle de si haute voltige, l'observation du divertissement facile, du racolage et des clichés populaires provient-elle de la tour d'ivoire?

Poser la question... ce n'est pas y répondre dans le cas qui nous occupe.

Car samedi soir, le Théâtre Maisonneuve était rempli de gens heureux et dont on se réjouit qu'ils l'aient été. Majorité masculine, majorité de «trippeux» de performance dont certains manifestaient bruyamment leur approbation après chaque solo de chacun de leurs trois héros: les virtuoses Victor Wooten, Marcus Miller, Stanley Clarke dont c'était le 61e anniversaire et à qui on a offert gracieusement un gâteau au terme de la soirée SMV au son de la chanson d'usage entonnée par l'auditoire.

Assister à une tel concert, en fait, est du même ordre que de passer une soirée aux pieds de Steve Vai, Joe Satriani ou autres icônes comparables. Alors? Qu'ils le veuillent ou non, les immenses capacités technique de ces instrumentistes l'emportent largement sur la musique dans les perceptions. La profondeur de leurs compositions n'est pas assez considérable pour qu'ils soient clairement au service de la musique plutôt que du spectacle de leur jeu formidable.

Comment pourrait-il en être autrement? Une seule condition: il faudrait des musiques au moins aussi grandes que leurs interprètes. Or, ni Wooten, ni Miller ni Clarke sont des compositeurs à la hauteur de leur style fabuleux. C'est idem pour Steve Vai, Joe Satriani et tous les Allan Holdsworth sur cette petite planète. Non pas qu'ils soient des James Last ou des Fausto Papetti mais... leur musiques dépassent très rarement la synthèse élémentaire des meilleurs compositeurs associés au monde du jazz.

L'économie de la musique d'aujourd'hui y est certes pour quelque chose: il est tellement plus rentable pour ces tireurs d'élite de proposer leur matériel que de jouer celui des autres - sauf exception. Dans le monde classique, il en est autrement: les plus grands interprètes jouent rarement leurs oeuvres, ils se mettent plutôt au service des grandes oeuvres de toutes les époques. Aux domaines du rock, du funk ou du jazz-fusion, donc, les super joueurs finissent généralement par suggérer leur matériel original plutôt que de rester derrière des compositeurs qui les dominent sur le plan conceptuel.

On n'en sort pas. Et c'est, une fois de plus, ce qu'on a vu et entendu pendant l'heure et demie passée à SMV samedi soir. Victor Wooten n'y a peut-être pas donné le show de sa vie, peut-être par respect pour le mentor qu'il a surpassé et dont c'était le point culminant d'une série de concerts lui étant consacré. Marcus Miller, lui, s'est montré généreux et loquace (citations de Miles à profusion), bien qu'il n'ait pas le même niveau que ses collègues. Quant à Stanley Clarke, il a brillé de tous ses feux. Particulèrement à la contrebasse, un instrument qui a l'air d'un violoncelle entre ses mains de géant. Quelle facilité déconcertante! Quelles prouesses hallucinantes! Voyez, quiconque peut se laisser conquérir, si ce n'est le temps de quelques minutes.

Et tant mieux pour ceux et celles qui y trouvent leur compte. Et l'on se dit que cet intérêt pour un tel exercice représente tout de même un stade plus avancé que celui de la pop prédigérée. Et que, même certains mélomanes de grandes oeuvres peuvent y souscrire pour le seul plaisir de contempler la suprématie technique. N'empêche...